

Financer la greentech et les infrastructures de demain : l'analyse de Julien Berrebi (17)
Spécialiste de l’investissement dans l’énergie et les infrastructures, Julien Berrebi a d’abord exercé en banque d’investissement chez Nomura Greentech avant de rejoindre le fonds Antin Infrastructure Partners. Fort d’une expertise couvrant la transition énergétique, les infrastructures digitales et les utilities, il partage ici son parcours et son évolution du conseil à l’investissement. Il décrypte les défis du secteur, les opportunités d’investissement et les tendances à venir dans un domaine en pleine transformation.
Technica : Bonjour Julien. Vous avez travaillé comme analyste investissement au sein de la banque japonaise Nomura avant de rejoindre un fonds en qualité d'investment associate. Quelles sont les grandes différences entre les activités et les démarches de ces deux structures ?
Lorsque j’étais membre de l’équipe GII (Greentech, Industrials & Infrastructure) au sein de Nomura Greentech, une franchise spécialisée dans l’énergie et les infrastructures, nous couvrions, depuis le bureau de Londres, l’ensemble du secteur des infrastructures. Cela englobait la transition énergétique (solaire, éolien, hydrogène, EV charging, …), les infrastructures digitales (data centers, fibre optique), ainsi que les transports et les utilities (réseaux électriques, distribution d’eau et de gaz). Nomura Greentech dispose également d’une forte présence aux États-Unis, ce qui nous offrait une vision relativement globale du secteur.
J’évolue désormais au sein d’un fonds d’investissement à Paris spécialisé dans l’énergie et les infrastructures. Là où auparavant j’accompagnais des entreprises et des investisseurs en tant que conseil, je suis désormais passé du côté investisseur. Concrètement, au lieu d’aider des entreprises à lever des fonds, mon métier consiste maintenant à investir directement dans ces entreprises, en prenant des participations pour financer leur développement. Le secteur dans lequel j’évolue reste le même : l’énergie et les infrastructures, avec toujours un fort focus sur la transition énergétique et les infrastructures digitales. Finalement, les thématiques sont très similaires, mais avec une approche différente : on ne conseille plus les investisseurs, on devient investisseur nous-mêmes.
Technica : Concrètement, en quoi votre rôle a-t-il changé?
En banque d’investissement, mon travail était centré sur l’accompagnement financier des entreprises et des investisseurs : levées de fonds, acquisitions, financements de projets… Cela impliquait une forte dimension analytique, avec des études de marché, des valorisations et la structuration de transactions. Mon rôle était avant tout transactionnel, avec un focus sur la réussite des opérations.
Aujourd’hui, en tant qu’investisseur, la mission ne s’arrête pas une fois la transaction finalisée. Au-delà d’identifier et d’exécuter des investissements, il s’agit d’accompagner les entreprises sur le long terme, en participant à leur développement stratégique, en soutenant leur croissance et en optimisant leur performance opérationnelle. L’engagement est donc plus profond et s’inscrit dans la durée.
C’est d’ailleurs une transition intéressante : auparavant, je conseillais des fonds d’investissement sur leurs décisions. Désormais, je suis de l’autre côté de la table, et il m’arrive même de collaborer avec mes anciens collègues… Mais cette fois, en tant que client.
Technica : Vous êtes notamment en charge des investissements dans le secteur Greentech, Industrials and Infrastructure (GII). Quelles sont les particularités des investissements dans ce secteur ?
L’investissement dans l’énergie et les infrastructures a plusieurs particularités qui le rendent unique – et qui, personnellement, me passionnent.
D’abord, c’est un secteur très concret. On finance des actifs physiques comme des parcs éoliens, des infrastructures hydrogène ou des data centers, des projets visibles et essentiels à l’économie et à la transition énergétique. En tant qu’ingénieur de formation, cet aspect tangible est particulièrement motivant : on sait précisément ce que l’on finance et on peut voir son impact sur le terrain.
Ensuite, c’est un secteur structuré sur le plan financier. Contrairement à des industries plus incertaines comme la tech ou les startups, les modèles économiques sont souvent bien définis dès le départ. Grâce à des contrats long terme, des tarifs réglementés ou des concessions, il est possible d’anticiper avec une grande précision les revenus qu’un projet générera sur plusieurs années. Cette prévisibilité apporte une stabilité appréciable et demande une rigueur analytique importante.
Cela dit, ce n’est pas un secteur simple pour autant. Il implique des investissements initiaux lourds, des délais de construction parfois longs, des coûts d’exploitation à maîtriser et surtout une forte dimension réglementaire. L’énergie et les infrastructures sont profondément liées aux politiques publiques : subventions, permis, régulations environnementales… Un projet peut être financièrement viable mais bloqué par des contraintes administratives ou des décisions politiques, ce qui ajoute une complexité supplémentaire dans l’évaluation des risques.
Enfin, ce qui me plaît particulièrement, c’est l’impact direct de ces investissements. Contrairement aux placements purement financiers, ici, on contribue à des transformations concrètes qui façonnent l’économie et améliorent le quotidien. Cette dimension donne une vraie portée au métier et renforce son sens.
Technica : Comment identifiez-vous les opportunités d'investissement les plus prometteuses dans le domaine des énergies et infra ?
L’approche pour identifier les meilleures opportunités d’investissement dépend fortement du rôle que l’on occupe : conseiller en banque d’investissement ou investisseur en fonds.
En banque d’investissement, l’analyse est avant tout transactionnelle. On travaille avec une entreprise ou un investisseur ayant un projet précis – par exemple, une entreprise du secteur des énergies renouvelables qui cherchait un acquéreur ou un financement. L’enjeu est alors d’identifier les acteurs susceptibles d’être intéressés : investisseurs financiers, industriels stratégiques, tendances de marché influençant la transaction… L’objectif principal est de structurer une opération qui maximise la valeur pour le client.
En fonds d’investissement, la démarche est totalement différente. Ici, il ne s’agit plus seulement d’acheter ou de vendre une entreprise à un bon prix, mais de se projeter sur son développement à long terme. Lorsqu’on analyse une opportunité, on ne se demande pas seulement si l’entreprise est attractive aujourd’hui, mais surtout si elle a un potentiel de croissance, si on voit des leviers d’amélioration, si on peut l’accompagner pour la faire grandir. L’enjeu n’est plus la transaction en soi – elle devient presque anecdotique – mais ce qu’on va faire après l’investissement. L’analyse va également bien au-delà des seuls aspects financiers. Une entreprise est étudiée sous différents angles : stratégie, performance opérationnelle, cadre réglementaire, impact ESG, fiscalité… Autant de facteurs qui influencent directement la création de valeur mais qui, en banque d’investissement, sont souvent abordés de manière plus ponctuelle.
C’est aussi une démarche qui va au-delà des seuls aspects financiers. Quand on regarde une entreprise, on évalue des dimensions stratégiques, opérationnelles, fiscales, réglementaires, ESG… autant d’éléments qui peuvent avoir un impact énorme sur la création de valeur. Ce sont des choses qu’on n’analyse pas forcément en profondeur en banque d’investissement, où le focus est surtout sur la structuration de la transaction.
En résumé, la question n’est plus "À qui pourrait-on revendre cette entreprise ?" mais plutôt "Comment peut-on la transformer et l’accompagner sur plusieurs années ?". Ce changement de perspective est fondamental dans la manière d’aborder les investissements.
Technica : Y a-t-il des différences notables dans la manière dont les marchés régionaux, comme l'Asie, l'Europe ou les États-Unis, adoptent les investissements dans les technologies vertes et les infrastructures ?
Il existe des différences majeures entre ces trois régions, que ce soit en matière de priorités d’investissement, de réglementation ou de philosophie économique.
En Asie, la Chine domine largement le secteur des infrastructures, qu’il s’agisse d’énergie, de transport ou de digital. Son rythme de développement et sa capacité d’exécution sont incomparables, avec des investissements massifs portés par une volonté étatique forte. Cependant, ce n’est pas un marché auquel j’ai été particulièrement exposé. Chez Nomura, mon focus était principalement sur l’Europe, et aujourd’hui, mon travail se concentre exclusivement sur l’Europe et l’Amérique du Nord. Même si la Chine est un acteur incontournable à l’échelle mondiale, ce n’est pas un marché que j’ai directement couvert.
Aux États-Unis, la dynamique est complètement différente, avec une approche tournée vers l’innovation et les grands projets. Actuellement, l’accent est mis sur l’intelligence artificielle et les infrastructures digitales, avec des investissements colossaux dans les data centers, la fibre optique et le cloud computing. En revanche, la transition énergétique progresse beaucoup plus lentement. Contrairement à l’Europe, où les politiques climatiques sont structurées et contraignantes, les États-Unis restent largement tournés vers les énergies fossiles. L’engouement pour la tech est immense, mais les investissements dans les énergies renouvelables peinent à suivre le même rythme.
À l’inverse, l’Europe se distingue par un cadre réglementaire strict. Tout y est encadré, qu’il s’agisse d’imposer des quotas sur les énergies renouvelables ou de restreindre certains secteurs, comme l’intelligence artificielle et les infrastructures digitales, bien plus régulés qu’aux États-Unis. Une telle régulation présente toutefois un avantage : elle offre un cadre stable et prévisible, ce qui attire les investisseurs en infrastructures, généralement peu enclins à prendre des risques politiques ou économiques majeurs. C’est d’ailleurs ce qui fait de l’Europe un marché particulièrement attractif pour ce type d’investissements. C’est cependant ce qui limite la croissance et la compétitivité de l’Europe sur certains secteurs fortement soutenus et investis dans d’autres géographies
Technica : Concrètement, à quoi ressemble une journée ou une semaine de travail ?
La réponse dépend principalement des projets en cours et du secteur concerné. Ce qui rend ce métier particulièrement stimulant, c’est la diversité des sujets abordés. Un jour, il s’agit d’analyser un projet de recyclage de pneus, le lendemain d’étudier un investissement dans la fibre optique, et le surlendemain d’évaluer une entreprise spécialisée dans la location de bateaux pour le transport du saumon. Ces domaines sont souvent très spécifiques, parfois même de véritables niches, ce qui rend le travail passionnant. On passe une grande partie de son temps à explorer de nouveaux secteurs, à s’informer et à échanger avec des experts afin d’en comprendre les dynamiques.
Toutefois, cette phase d’apprentissage ne constitue qu’une première étape. L’enjeu est de transformer ces connaissances en données exploitables et en analyses chiffrées. L’infrastructure est l’un des secteurs les plus complexes à modéliser, car il repose sur des cycles d’investissement longs, des coûts initiaux élevés et un cadre réglementaire souvent contraignant. Il s’agit donc d’élaborer des modèles financiers robustes permettant d’évaluer le potentiel de croissance d’un projet ou d’une entreprise.
Un autre aspect essentiel du métier est le travail en équipe. Chaque dossier mobilise plusieurs collaborateurs aux compétences complémentaires. Lorsqu’on débute, on est souvent le plus junior, mais c’est une opportunité d’apprentissage exceptionnelle, car on évolue aux côtés de professionnels disposant de 10, 15 ou 20 ans d’expérience. La charge de travail peut être soutenue, avec des horaires parfois étendus en fonction des projets. Cependant, cette immersion dans des dossiers complexes et cette exposition à des interlocuteurs expérimentés permettent de progresser très rapidement.
En définitive, tout cela concourt à un objectif précis : garantir que l’investissement est pertinent et accompagner le management dans le développement de l’entreprise. Il ne s’agit pas seulement d’analyser des chiffres, mais bien de comprendre en profondeur une industrie afin de prendre des décisions d’investissement qui auront un impact concret et durable.
Technica : Quels sont les principaux challenges à relever en tant que investment associate ?
Bien que ce métier présente de nombreux défis, trois se distinguent particulièrement : la charge de travail, le niveau d’exigence et la capacité d’adaptation.
Le rythme de travail est intense. Il faut être très disponible, parfois joignable à tout moment, et les horaires peuvent devenir exigeants selon les projets. Certaines périodes sont particulièrement chargées, notamment lorsque plusieurs transactions avancent simultanément.
L’exigence, elle aussi, est élevée. Les équipes étant souvent réduites, chaque analyse doit être irréprochable. En banque, les documents destinés aux clients doivent être immédiatement exploitables, tandis qu’en fonds, les présentations aux comités d’investissement sont scrutées par des experts qui repèrent la moindre incohérence. La rigueur et la précision sont donc essentielles.
Enfin, c’est un métier où il y a une stimulation intellectuelle énorme. On change de secteur en permanence, donc il faut tout réapprendre tous les jours. Chaque projet est une plongée dans un nouveau marché, une nouvelle industrie, avec ses propres dynamiques, ses propres règles. Ça demande une grande capacité d’adaptation, mais c’est aussi ce qui rend le métier passionnant.
Technica : Le fait de travailler sur des projets d'infrastructure et d'actifs durables donne-t-il un surplus de sens à votre travail ?
Oui, sans aucun doute. C’est même l’un des aspects les plus motivants de ce métier. Comme je l’ai évoqué plus tôt, ce qui me plaît particulièrement, c’est de savoir que les projets sur lesquels je travaille aujourd’hui existeront encore dans cinq ou dix ans et auront un impact concret sur la société.
Récemment, j’ai participé à un investissement qui a permis à une entreprise de se développer. Aujourd’hui, elle emploie la moitié des habitants de son village. Se dire que notre soutien va lui permettre de grandir davantage, d’embaucher encore plus de monde et de renforcer son impact local, c’est extrêmement gratifiant. Ce n’est pas juste une ligne dans un tableur ou un business plan, c’est une contribution tangible qui transforme une réalité économique et sociale.
On a parfois une vision caricaturale de la finance, réduite à des jeux de chiffres et de rentabilité. En réalité, je la vois comme un levier puissant : c’est elle qui permet à des projets à fort impact de prendre de l’ampleur. Bien sûr, tout dépend de l’orientation des investissements – un mauvais choix peut accélérer une dynamique négative –, mais lorsqu’ils sont bien dirigés, ils donnent aux entreprises et aux infrastructures durables les moyens d’avoir un impact à grande échelle.
C’est cette dimension qui, personnellement, donne encore plus de sens à mon travail et le rend particulièrement stimulant.
Technica : Comment voyez-vous l'évolution du secteur GII dans les 5 à 10 prochaines années ?
Trois grandes tendances devraient structurer l’évolution du secteur au cours des prochaines années.
La première, c’est l’objectif net zéro, qui reste une priorité majeure. La transition énergétique nécessitera des investissements massifs pour atteindre les objectifs climatiques, notamment dans le développement des énergies renouvelables, le stockage d’énergie, l’hydrogène et l’électrification des usages. La pression réglementaire en Europe et les politiques industrielles aux États-Unis vont continuer à favoriser ces investissements, ce qui devrait accélérer le déploiement des infrastructures durables.
La deuxième, c’est l’essor de l’intelligence artificielle, qui bouleverse déjà le paysage des infrastructures digitales. Aujourd’hui, des montants colossaux sont investis dans les data centers, les réseaux de fibre optique et le cloud computing, et cette dynamique ne fera que s’intensifier. L’IA nécessitant des capacités informatiques et énergétiques considérables, le secteur des infrastructures devra évoluer pour répondre à cette demande croissante.
Enfin, l’économie circulaire et le recyclage sont des domaines en pleine émergence, avec un potentiel énorme. Il reste encore beaucoup à faire, mais les innovations technologiques, notamment grâce à l’IoT et aux smart devices, ouvrent de nouvelles perspectives. Une meilleure gestion des ressources et des déchets, une traçabilité optimisée des matériaux et des solutions de recyclage plus efficaces pourraient transformer la manière dont nous exploitons les ressources à l’échelle mondiale. C’est un sujet que je suis de près, car les opportunités d’investissement y sont immenses et pourraient redéfinir les modèles économiques de demain.
Questionnaire express
- 3 adjectifs pour qualifier l’élève que vous étiez à Centrale Lyon ?
Très impliqué dans les associations, affilié X3, en quête de son projet professionnel.
- Un.e camarade de promo avec qui vous traîniez tout le temps ?
Marceau Cormery, que j’ai connu au lycée et en classe préparatoire.
- Votre matière préférée à Centrale Lyon ?
L’électronique. Si je ne m'étais pas découvert une passion pour la finance, j’aurais probablement poursuivi dans cette voie.
- Celle que vous appréciez le moins ?
Un cours où nous avions passé un trimestre à étudier les vibrations d’une poutre. Tous les TPs tournaient se résumaient à cela. Une vraie épreuve pour moi.
- Ce que vous vouliez faire comme « métier » pendant votre formation à l’ECL ?
Honnêtement, je ne savais pas vraiment. Le manque d’ouverture d'une partie corps encadrant à l’époque n’a pas facilité ma réflexion, et me tourner vers la finance a été un véritable parcours du combattant. Lorsque j’ai trouvé cette voie, je n’ai pas vraiment été soutenu par l’institution, à l’exception de Sylvie Mira-Bonnardel, qui m’a aidé à naviguer dans la complexité de cette industrie.
- Que penserait l’élève que vous étiez s’il découvrait votre parcours pro jusqu’à aujourd’hui ?
Il ne comprendrait probablement rien au métier que j’exerce, et serait sûrement ravi de lire un article sur le sujet…
- Un conseil que vous donneriez aux élèves actuellement à Centrale Lyon ?
Osez explorer d’autres horizons. Lors de mon deuxième stage de césure à Centrale, je n’avais aucune idée de ce qu’était la finance. Pourtant, avec un profil centralien et un état d’esprit d’ingénieur, il est possible d’accéder à des parcours bien plus diversifiés que ceux habituellement envisagés. Ne vous restreignez pas aux voies les plus évidentes.
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