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12 mars 2025

Laurent Bonora (89) : Piloter des projets industriels au plus près des défis techniques et humains

Laurent Bonora, Directeur des projets et Associé chez EMDELEN, nous plonge au cœur des défis techniques et humains liés à la gestion de projets complexes. Spécialisée dans la conception et la réhabilitation d'usines, EMDELEN intervient aujourd'hui dans des secteurs variés comme le verre, la métallurgie, le traitement des effluents industriels ou la chimie. Dans cet entretien, il partage son expérience sur des projets d'envergure, les enjeux de la transition écologique et l'importance d'une approche méthodique et relationnelle pour garantir la réussite des projets industriels en France et à l’international.


Technica : Bonjour Monsieur Bonora. Pouvez-vous nous présenter en quelques mots les activités de l’entreprise EMDELEN  et vos responsabilités en tant que directeur des projets?

Chez EMDELEN, nous aidons nos clients à concevoir, faire construire et mettre en service leurs usines ou à réhabiliter ou étendre leurs installations existantes. Historiquement, nos clients étaient des sites fabriquant du verre (bouteilles, vitrages). Aujourd’hui nous employons 60 personnes et nous sommes diversifiés vers le traitement des eaux industrielles et le monde de la chimie.

Quant à mon rôle, j’aide les chefs de projets au niveau des méthodes de travail, de l’anticipation des difficultés techniques ou de planification, et de la relation contractuelle.

Technica : Pouvez-vous à titre d’exemple, nous parler d'un projet sur lequel vous intervenez actuellement ?

Je ne peux malheureusement pas communiquer sur les projets eux-mêmes car ils sont soumis à des clauses de confidentialité. Je peux tout de même évoquer un projet pilote industriel particulièrement complexe pour SYENSQO, et un nouvel atelier verre chez SOLVAY sur leur site de Collonges-au-Mont-d’Or. J'interviens également chez FRAMATOME à Ugine pour un projet de développement industriel.  Concrètement, mon rôle consiste à accompagner les chefs de projets chez le client, notamment lors des points mensuels, incluant les décisionnaires, pour présenter les indicateurs d’avancement des projets, mais surtout évoquer les difficultés rencontrées, y compris parfois relationnelles, et parvenir à prendre du recul pour les résoudre. Ces comités de pilotage s’avèrent très utiles, car on y trouve souvent des solutions et des ressources impliquant des acteurs non nécessairement identifiés au quotidien.

Technica : Vous êtes régulièrement confronté à des problématiques industrielles liées à la transition écologique telles que la gazéification des déchets ou la biomasse. Quels sont les principaux défis techniques et économiques associés que vous rencontrez?

J’ai effectivement travaillé sur des projets de centrales thermiques, l’un dans une papeterie pour faire de la cogénération (production de vapeur pour le process papetier, et production d’électricité pour revente à EDF) et un autre pour la conversion d’une centrale électrique fonctionnant à la bagasse (déchets de canne à sucre) et au charbon, afin de remplacer le charbon par de la biomasse. Dans ces projets, la technologie est maîtrisée : le défi principal est d’avoir le « gisement » c’est-à-dire la ressource (le bois !) requis pour les puissances en jeu. Il est idiot de faire des projets uniquement pour dire qu’on utilise des ressources renouvelables si c’est pour aller chercher la biomasse très loin… au Canada ou en Afrique par exemple. La sécurisation du gisement est donc particulièrement importante : dans les Landes, nous avions une garantie de 500.000 tonnes par an d’apports biosourcés avec les souches et écorces liées à l’exploitation de cette immense forêt dans laquelle le projet était implanté, pour une production électrique de 40 MW + les résidus de « liqueur noire », déchet du processus papetier pour 20 MW de plus.

Les projets de gazéification de déchets sont plus complexes : ils font appel à la dégradation des molécules organiques (carbonées) par thermolyse ou par pyrolyse à haute température en l’absence de combustion (sans oxygène). Ceci permet de générer des gaz de thermolyse riches en H2 et en CO qui peuvent ensuite être brûlés de manière contrôlée sur une chaudière ou, mieux, des moteurs. Il y a de multiples défis :

  • La non-maîtrise des entrants (très hétérogènes, souvent humides) nécessitant des prétraitements (déferraillage, déchiquetage / broyage, séchage, homogénéisation par un stockage déstockage bien pensé (les cours de Recherche Opérationnelle m’ont bien servi !).

  • Les produits générés : gaz explosifs et toxiques et goudrons encrassant les étapes de traitement ultérieures.

  • La sensibilité des moteurs : ils tolèrent mal les fluctuations de PCI des gaz.

  • La maîtrise des procédés industriels avec les gaz dangereux qui circulent : la moindre fuite vers l’extérieur est dangereuse pour l’homme, et la moindre entrée d’oxygène est très problématique car immédiatement génératrice d’une atmosphère explosible.

  • La maîtrise de la thermique et de la résistance des matériaux : l’enveloppe du « four » doit être refroidie, et ça coûte cher de refroidir même en faisant appel à des groupes froid à absorption. Autant dire que la valorisation de la chaleur récupérée est vitale pour la rentabilité du projet, et ce n’est pas facile de valoriser de la chaleur fatale qui n’est pas souvent à des températures suffisantes. On peut utiliser cette chaleur pour sécher les déchets entrants, mais aussi avec un ORC pour produire de l'électricité (Organic Rankine Cycle : machine thermique fonctionnant avec un fluide changeant d’état à des températures adéquates).

Technica : Le traitement des déchets est un domaine récurrent dans votre parcours. Quels sont selon vous les principaux freins et opportunités pour une gestion plus efficace des déchets industriels ?

Cela passe par plusieurs préalables :

  • Un très bon tri à la source : l’idéal serait de pouvoir recycler (économie circulaire) plutôt que de brûler ou d’enfouir. A la déchetterie, on a une benne d’encombrants : tout ce qu’on y mélange me choque alors que les gens manipulent le tout à la main et pourraient mieux trier si on leur proposait les bons débouchés.

  • Une politique d’ensemble cohérente : en France, on a mis en place une taxe qui permet de financer les centres de tri. Ceux qui ont payé cette taxe peuvent imprimer le fameux petit logo sur leurs emballages. Les centres de tri sont subventionnés à la tonne de produits récupérés. C’est le serpent qui se mord la queue : plus on fabrique d’emballages, plus on en récupère, tout le monde est content. Cette solution, initialement proposée par l’industrie de l’emballage a bien plu aux hommes et femmes politiques de l’époque et a été adoptée et généralisée. Cela nous a malheureusement permis de faire l’économie d’une réflexion globale.

  • L’éducation des gens : savez-vous ce qui se passe après que vous avez jeté tel ou tel déchet dans telle ou telle poubelle ? S’y intéresser et comprendre, localement, ce qui va advenir de votre pot de yaourt, de la feuille de papier laissée libre ou toute chiffonnée, d’un pot de verre souillé, etc. c’est une partie de la solution. En Suisse, il y a déjà 40 ans, il y avait plusieurs bacs d’apport volontaire : papiers, cartons, verre transparent, verre vert, verre brun et autres, métal et aluminium. Et le reste de ce qui était « recyclable » était mis dans un sac en plastique transparent avec votre nom dessus ! Si vous vous étiez trompés… on vous laissait votre sac et on notait votre nom pour vous expliquer comment mieux faire. Vous imaginez cela possible en France ?

Technica : Comment EMDELEN anticipe et s’adapte aux évolutions des secteurs industriels, notamment face à ces enjeux environnementaux et technologiques ?

Nous avons chez EMDELEN des ingénieurs de toutes les spécialités. Notre très forte croissance depuis 2020 qui nous a vu passer de 25 salariés à 60 nous a permis de capter des profils à très forte compétence technique. La forte culture scientifique de tous nos ingénieurs est un atout essentiel pour comprendre les évolutions et les enjeux. J’ajouterais que la polyvalence dont j’ai pu bénéficier de par ma formation à Centrale Lyon a été un atout considérable pour avoir une compréhension d’ensemble des enjeux de mes projets, que ce soit sur le plan technique bien sûr, mais aussi financier et relationnel.

Technica : Vous avez travaillé sur de nombreux projets à l’international. Quels sont les principaux défis (réglementaires, logistiques, culturels…) que vous avez rencontrés ?

J’ai travaillé sur des projets dans de nombreux pays (Maghreb, Moyen-Orient, Inde)… et tout ce que vous mentionnez est effectivement prégnant. Concernant la gestion de l’Eau, certaines civilisations considèrent que l'eau est un don de dieu et qu’il n’est pas possible de la facturer. J’ai appris que « quand c’est gratuit, y a pas ! ». Il n’y a pas la possibilité de financer une infrastructure de traitement, des réseaux efficients, une amenée sous pression 24h/24 – 7j/7… des réseaux d’assainissement non fuyards et ne contaminant pas le réseau d’eau potable circulant à côté, malheureusement percé et hors d’eau pendant quelques heures par jour…

J’ai des souvenirs fantastiques : en tant qu’ingénieur, je m’attends à des réponses claires quand je pose une question simple pour comprendre le fonctionnement technique d’un système, ou bien à un « je ne sais pas »... Dans certaines cultures, on veut te faire plaisir : on ne te dit jamais non et encore moins "je ne sais pas"… c’est parfois compliqué et il faut reformuler plusieurs fois avant d’avoir un indice sur la bonne réponse, au point d’avoir parfois l’impression d’être un peu lourd voire impoli !

Lors d’une autre mission, le Directeur Général des services municipaux de la gestion des déchets ne comprenait pas mon insistance à faire une caractérisation de leurs déchets (c’est une méthode qui permet de peser par catégories et de connaître l’humidité des déchets, qui sont des paramètres fondamentaux dans le dimensionnement d’une usine thermique ou de méthanisation) : c’est dégradant ! Personne ne voulait mettre les mains dedans… Il a fallu que je remonte presque à l’Emir lui-même pour expliquer notre point de vue et le besoin vital pour le projet.

Technica : Parmi vos projets passés, quel a été le plus formateur ou le plus complexe ?

Ce que j’aime dans mon métier, c’est qu’il est toujours très formateur. Je ne me rappelle pas un seul projet où je me sois ennuyé ! Des projets nécessitant un engagement, des heures de travail indues, avec des clients compliqués voire malhonnêtes j’en ai vécu et ce n’est pas toujours une partie de plaisir… mais tous m’ont apporté de l’expérience, dont je fais aujourd’hui profiter les chefs de projet d’EMDELEN que nous avons embauchés.

Questionnaire express

- 3 adjectifs pour qualifier l’élève que vous étiez à Centrale Lyon ?

Intéressé (par presque toutes les matières), sportif, sociable.

- Un.e camarade de promo avec qui vous traîniez tout le temps ? 
C'est difficile de choisir. Je dirais Laurent Guyard, du club montagne avec qui nous avons gravi plusieurs hauts sommets des Alpes et nous sommes mis osé nous mettre dans des situations délicates

- Votre matière préférée à Centrale Lyon ? 

J’ai cité plus haut la recherche op. (cours facile en sortant de prépa maths) mais j’ai aussi adoré la thermo et la méca flu (je suis encore à ce jour considéré comme plutôt compétent en hydraulique). Bizarrement, ce ne sont pas celles que j’ai le plus travaillées.

- Celle que vous appréciez le moins ?

J’ai un souvenir assez pénible de la mécanique des milieux continus avec des tenseurs dans tous les sens mais je l’avais choisie ! Alors je dirais plutôt les espaces de Hilbert étudiés en maths : je n’ai jamais compris pourquoi on nous obligeait à apprendre ça !

- Ce que vous vouliez faire comme « métier » pendant votre formation à l’ECL ?

Je m’étais interdit plusieurs secteurs : l’aviation, l’automobile, le nucléaire, l’armement. J’ai assez vite souhaité m’orienter vers l’Environnement. Très peu de formations étaient proposées dans le domaine à l’époque : l’école des Ponts (mais avec un cursus plus orienté vers les risques industriels), l’université Laval à Montréal, et l’EPFL. J’ai opté pour un troisième cycle en Suisse, extrêmement différent du cursus à Centrale, et impressionnant par les moyens dont ils disposaient. J’y ai passé 8 mois de travail intensif sans voir le soleil ou presque.

- Que penserait l’élève que vous étiez s’il découvrait votre parcours pro jusqu’à aujourd’hui ?

Je pense qu’il le considérerait comme cohérent avec ses valeurs de l’époque. Je suis arrivé par hasard dans l’ingénierie, j’ai adoré mais ne me suis pas vraiment rendu compte que c’était ma vocation. J’ai essayé autre chose mais ne m’y suis pas du tout retrouvé et y suis revenu en étant désormais certain, même si cela payait moins, que c’était mon destin.

- Un conseil que vous donneriez aux élèves actuellement à Centrale Lyon ?

De profiter au maximum de ce qu’offre l’Ecole, sa pluridisciplinarité et son ouverture. Profiter des multiples activités laissées possibles par l’emploi du temps : revivre leurs passions laissées entre parenthèses pendant la prépa. Trouver leur Ikagaï en n’ayant pas peur de faire des erreurs et de tenter des choses. Être exigeant avec soi-même et bienveillant avec les autres. Et surtout, prendre soin de ses proches, trouver un équilibre avec la vie personnelle.

Merci Monsieur Bonora pour cet entretien.

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