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03 février 2025

Rencontre avec Fabrice Berthelot (94) - officier supérieur de la Marine nationale et négociateur au sein de la Représentation Militaire de Défense de la France auprès de l’OTAN

Fort d’une carrière de plus de 30 ans au sein de la Marine nationale entre commandements en mer et postes en état-major, le capitaine de vaisseau Fabrice Berthelot occupe actuellement un poste influent au sein de la Représentation Militaire de Défense de la France auprès de l’OTAN. Spécialiste des opérations maritimes et de la planification stratégique, il joue un rôle clé dans les négociations entre les pays membres, veillant à aligner les décisions collectives sur les intérêts français. Cet ingénieur de formation au parcours atypique partage dans cet entretien les étapes marquantes de sa carrière, les défis de son rôle actuel et sa vision du leadership dans un contexte géopolitique en pleine mutation.


Technica : Bonjour Commandant Berthelot. Pouvez-vous nous présenter vos différentes fonctions actuelles auprès de l’OTAN ?

Bonjour à tous. Chaque pays membre de l’OTAN dispose, au Siège de l’OTAN à Bruxelles, d’une représentation chargée de faire valoir et négocier ses positions nationales dans les décisions que prend l’OTAN, sachant que ces décisions sont prises à l’unanimité. La Représentation Permanente est en quelque sorte l’ambassade de France auprès de l’OTAN ; s’y associe une Représentation Militaire de Défense (RMD) qui traite plus spécifiquement du domaine militaire. C’est là que je suis affecté. Nous sommes plusieurs experts militaires et négociateurs dans cette RMD, chacun avec son portefeuille. Le mien concerne les opérations, principalement maritimes, et les plans. Dans ce périmètre, je recommande à l’état-major des armées (EMA à Paris) les positions à adopter, l’EMA fixe ces positions en retour et je m’assure, en négociations, que l’avis (ou la décision) final de l’OTAN soit le plus proche possible de ces positions.

Technica : Quelles sont les principales problématiques sur lesquelles vous intervenez ?

Lorsque je suis arrivé en 2022, l’OTAN venait d’entamer une révision majeure et historique de son système de plans de dissuasion et de défense, contre les deux menaces agréées que sont la Russie et les groupes terroristes. C’est sans conteste mon dossier principal, le plus complexe et le plus long, car il a amené aussi une évolution significative des processus de décision de l’OTAN en cas de crise. Je suis également les actions de l’OTAN pour la protection des infrastructures critiques sous-marines (câbles de télécommunication, infrastructures énergétiques), un sujet stratégique d’actualité avec les sabotages qui ont eu lieu en mer Baltique par exemple.

Technica : Comment s’est présentée cette opportunité et qu’est-ce qui vous a motivé à rejoindre la Représentation permanente de la France auprès de l’OTAN après une carrière dans la Marine nationale ?

Pour être précis, je ne joins pas la RMD après ma carrière, je suis toujours dans la Marine qui m’a affecté à ce poste. L’un des grands attraits de la carrière d’officier de marine est la variété d’expériences qu’elle offre : il n’est plus besoin de changer d’entreprise puisque vous changez de métier régulièrement !

J’avais connu une première expérience dans les relations internationales militaires, comme officier de liaison entre les marines française et américaine à Norfolk, aux Etats-Unis. A cette occasion j’avais également coopéré avec l’état-major de l’OTAN (Supreme Allied Command for Transformation) localisé là-bas – qui est pour l’anecdote - commandé par un amiral français. Sur un plan personnel, j’avais adoré cette vie d’expatrié, les rencontres avec les étrangers et l’expérience de cultures différentes. J’ai donc demandé à mon gestionnaire de carrière une affectation au siège de l’OTAN à Bruxelles, à la fois pour renouveler et entretenir cette expérience positive, et aussi travailler au niveau politico-militaire, en collaboration avec des diplomates.

Technica : Quels sont les principaux défis d’adaptation lorsque l’on passe d’un rôle opérationnel national à un rôle stratégique multinational ?

Le principal défi c’est d’appréhender son environnement. L’OTAN est une machine extrêmement complexe, qui agit dans une multitude de domaines (militaire bien sûr mais aussi diplomatique, économique, informationnel …) qui engendrent autant d’acronymes ! Et le Siège, où se construit le consensus entre Alliés, a ses procédures de travail et sa dynamique de décision propres, qu’on apprend nulle part ailleurs dans l’OTAN et encore moins dans son pays. Un autre défi a été d’appréhender la négociation formelle dans un contexte multinational, une expérience inédite pour moi. Mais il s’agit avant tout de savoir où l’on veut aller et quelles sont ses lignes rouges et celles des autres, puis travailler ses arguments et écouter ceux des autres : j’y vois quelques similitudes avec le processus de prise de décision à bord d’un bâtiment de combat, sur le fond à défaut de la forme.

Technica : En quoi consiste la formation du NATO Defense College que vous avez suivie en 2022 ? Était-ce un préalable nécessaire avant d’occuper des postes comme le vôtre auprès de l’OTAN ?

Le Senior Course du NATO Defense College est une formation de type universitaire, associant conférences de haut niveau et voyages d’étude dans plusieurs pays Alliés ou partenaires. Elle permet d’appréhender les grandes lignes géopolitiques qui façonnent les relations internationales, le rôle qu’y joue l’OTAN (et qu’il jouera à l’avenir) et la façon dont l’organisation exerce ce rôle. Il donne une excellente vision d’ensemble sur les questions de sécurité et de défense contemporaines, et permet de rencontrer et se lier d’amitié avec des collègues militaires, mais aussi civils, du monde entier. J’ai eu la chance d’y aller à un moment clé, puisque la Russie a agressé l’Ukraine alors que ma session débutait. Ce n’est pas un préalable nécessaire à une affectation au Siège mais c’est bien utile, et la Marine voyait l’intérêt de me faire suivre cette formation auparavant.

Technica : Êtes-vous d’accord pour qualifier votre parcours professionnel de « peu conventionnel », passant d’une formation d’ingénieur généraliste à une carrière dans la Marine nationale ?

Oui, ce n’est pas conventionnel, parce que devenir officier de Marine n’est pas juste un job, c’est embrasser un état et choisir le service de la Nation : on ne cesse pas d’être officier en quittant le travail. Ceux qui ont la vocation militaire assez tôt choisissent plutôt d’intégrer les écoles militaires, et donc ils sont moins représentés dans les écoles d’ingénieurs civiles comme l’ECL. Mais ce n’est pas extraordinaire non plus, parce que la Marine Nationale est une armée plutôt technique, dont les officiers sont majoritairement des ingénieurs ou a minima ont une formation scientifique : elle a donc mis en place des filières pour recruter des profils comme le mien. Je ne suis d’ailleurs pas le seul Centralien de Lyon à être officier de marine, nous sommes au moins 3 !

Technica : Comment s’est faite la bascule entre ces deux « vies » ? Qu’est-ce qui vous a décidé à choisir cette carrière militaire ? L’étudiant à Centrale avait-il déjà des envies d’ailleurs ?

Je ne suis pas entré à Centrale avec le désir d’une carrière d’ingénieur, mon ambition était de devenir pilote de ligne en rejoignant une école de formation d’une des compagnies aériennes françaises, une fois mon diplôme obtenu. Mais le recrutement dans l’aviation civile est resté très fermé ces années là, tandis que mes stages en entreprise, sans être désagréables, n’ont pas renforcé mon envie d’être ingénieur. Quoique … j’avais l’attrait du grand large et j’ai songé à une carrière dans l’exploitation des hydrocarbures, à un moment. En dernière année, j’ai postulé pour faire mon service comme officier chef de quart dans la Marine, que je connaissais par mon père qui y a servi 20 ans, en me disant que si ça me plaisait j’essaierais d’y rester … et ça m’a plu ! Loin d’être un pis-aller, ma vocation tardive s’est appuyée sur une première expérience exaltante, ce qui à mon avis est préférable aux vocations précoces et exaltées déçues par l’expérience.

Technica : Votre carrière au sein de la Marine nationale s’est déroulée sur plus de 30 années. Quelles ont été les grandes étapes de votre parcours ?

Je distinguerai 3 périodes dans mon parcours. Les 12 premières années, j’ai servi exclusivement en unités opérationnelles, avec quelques passages en école pour être formé aux fonctions exercées. J’ai alors servi quelques années sur des avions de patrouille maritime mais principalement sur des bâtiments de combat de lutte anti-sous-marine, avec un premier commandement. J’ai réussi le concours de l’Ecole de Guerre, qui est un jalon sélectif pour les carrières d’officier, et les 12 années suivantes, j’ai fait un parcours mixte d’affectations d’état-major et en unités opérationnelles, avec des responsabilité plus importantes. J’ai conclu cette phase par le commandement d’une frégate de premier rang avec un équipage de 240 marins. Depuis, je sers exclusivement en état-major, plutôt dans des emplois de ressources humaines ou de relations internationales.

Technica : Votre formation d’ingénieur vous a-t-elle parfois servi lors de vos différents déploiements ?

Comme je l’ai dit plus haut, la majorité des officiers de marine servant en unité opérationnelle sont de formation scientifique et le métier est assez technique, donc oui, j’ai utilisé ma formation initiale d’ingénieur. Par exemple, en lutte anti-sous-marine, la propagation des ondes et le traitement du signal sont importants. Certains métiers de la Marine, comme les ingénieurs de propulsion nucléaire, requièrent des compétences techniques très poussées. Cependant, en ce qui me concerne, la dimension managériale du commandement a pris rapidement le dessus sur l’expertise d’ingénieur : l’essentiel était de comprendre comment fonctionne le matériel pour exploiter au mieux ses capacités et en diriger la maintenance.

Technica : Existe-t-il selon vous beaucoup de ressemblances entre un cadre dirigeant et un officier supérieur de la Marine Nationale ?

Il y a bien plus de ressemblances que de différences entre un cadre dirigeant et un officier supérieur de la Marine, à plus forte raison dans des emplois de bureau où il y a des invariants dans le management. Et il serait erroné de penser que la discipline militaire supplante la compétence, la crédibilité, l’adhésion, dans l’exercice de l’autorité et du leadership. La différence est sans doute plus marquée dans les emplois opérationnels : les décisions peuvent avoir des conséquences mortelles, la permanence de la mission (il n’est pas rare de partir 4 à 5 mois avec son équipage) et l’exiguïté sur un bâtiment de combat exigent de l’endurance et de la patience dans les relations de travail.

Technica : Quelles leçons de leadership ou de gestion de crise avez-vous tirées de vos différentes affectations, à terre comme en mer ?

La plus grande leçon est celle de la subsidiarité du commandement et donc de la confiance faite à ses subordonnés. Vous ne pouvez pas rester éveillé 24h sur 24 et pourtant il y a une permanence de l’action à la mer, vous n’avez donc pas d’autre choix que de confier vos responsabilités, dans un cadre que vous aurez fixé, à vos subordonnés. La complexité extrême d’un bâtiment de combat implique que vous ne serez jamais un expert complet de votre matériel, là aussi vous devez faire confiance à vos subordonnés, chacun expert de son domaine propre. Cette subsidiarité oriente dès lors votre pratique du leadership : savoir ce que vous voulez obtenir, donner des directives claires, écouter les avis de vos subordonnés, valoriser leur action et respecter leur autonomie, contrôler et savoir dire ce qui ne va pas, féliciter sur ce qui va.

Mais paradoxalement, sur un bateau, quand la crise éclate, tous les yeux se tournent vers le commandant ! Et à ce moment là, il n’y a plus personne vers qui se tourner, c’est à vous d’aller puiser dans vos ressources intérieures pour diriger l’action et insuffler de l’assurance à votre équipage. Très rapidement, il va retrouver les mécanismes acquis lors de l’entraînement à force de répétition, mais la gestion de cet instant « suspendu » est essentielle ! Je l’ai vécu à quelques occasions, comme subordonné et comme commandant, et ça m’a fait la même impression à chaque fois.

Technica : Revenons à aujourd’hui. Le contexte géopolitique actuel difficile où cohabitent des problématiques parfois contradictoires (volontés expansionnistes, exploitation des ressources naturelles sous-marines, nouvelles voies de transports arctiques versus écologie, souveraineté, droit international etc.). Comment le négociateur au sein du Comité Militaire de l'OTAN que vous êtes aborde-t-il une année 2025 qui apparaît aussi incertaine, voire périlleuse ?

Pour l’OTAN le point clé de cette nouvelle année, et la principale incertitude, c’est l’arrivée à la présidence américaine de Donald Trump. S’il s’est déjà exprimé à plusieurs reprises sur ce sujet, il faudra voir la réalité de son action et les conséquences de ses décisions sur l’évolution de la guerre en Ukraine, le rééquilibrage du fardeau entre Américains et Européens dans l’Alliance, la cohésion entre Alliés qui pourraient être tentés de marchander la protection américaine dans un cadre bilatéral, les relations commerciales et industrielles transatlantiques dans le domaine de la Défense, la coopération entre Union Européenne et OTAN, et quelques autres sujets. Mais peut être sera-t-il simplement le catalyseur, ou l’accélérateur, de réformes qui auraient dû être entreprises plus tôt, car la dégradation du contexte géopolitique ne date pas d’hier, même si les deux dernières années ont marqué le retour des conflits et des risques à nos portes.

Je crois, dans cet environnement, que la voix de la France peut porter et c’est ce que je m’appliquerai à faire dans mes négociations, avec pragmatisme et réactivité.

Technica : Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour cette nouvelle année ?

De rester au Siège de l’OTAN, puisque cet environnement me passionne ! Mais c’est un souhait réalisé, puisqu’en juillet je commencerai un nouveau poste, cette fois-ci à l’Etat-Major International de l’OTAN. Je serai en quelque sorte « prêté » à l’OTAN pour faire fonctionner son état-major.

Questionnaire express

- 3 adjectifs pour qualifier l’élève que vous étiez à Centrale Lyon ?

Sociable – Insouciant – Créatif. Pas très studieux en tout cas, mais j’avais besoin de m’épanouir dans l’extra-scolaire après des années de « bon élève ».

- Un.e camarade de promo avec qui vous traîniez tout le temps ? 

Je n’en avais pas un/une en particulier mais plusieurs, ceux de notre équipe de rugby, résidents du U6 à l’époque. On se voit toujours régulièrement !

- Votre matière préférée à Centrale Lyon ? 

Plus que la matière enseignée, ce sont la passion et le talent pédagogique de certains professeurs qui m’ont marqué. J’avais beaucoup aimé le cours sur les turbines, et aussi le cours « ordre et chaos », qui derrière ce titre poétique traitait des fractales et autres attracteurs étranges.

- Celle que vous appréciez le moins ? 

Un certain nombre m’ont laissé indifférent, je ne les distingue pas.

- Ce que vous vouliez faire comme « métier » pendant votre formation à l’ECL ?

Pilote de ligne.

- Que penserait l’élève que vous étiez s’il découvrait votre parcours pro jusqu’à aujourd’hui ?

Il le verrait comme une évidence et comme un parcours qui correspond bien à ses valeurs et ses ambitions de vie. Il se demanderait pourquoi il n’y avait pas pensé plus tôt.

- Un conseil que vous donneriez aux élèves actuellement à Centrale Lyon ?

Je leur conseillerais de rechercher des expériences à l’étranger et en tirer le meilleur, sur le plan professionnel/éducatif mais plus encore sur le plan personnel. L’expérience à l’étranger n’allait pas de soi quand j’étais élève ingénieur, ça a changé et je trouve ça très bien.

 

Auteur

Ingénieur civil de formation (EC Lyon), j'ai rejoint la Marine Nationale comme officier lors de mon service national et ne l'ai plus quittée depuis. J'ai réalisé l'essentiel de ma carrière en unité opérationnelle, en partie dans l'aviation de patrouille maritime mais principalement sur bâtiment de surface. J'ai notamment commandé des navires de combat à deux reprises, avec lesquels j'ai été déployé en mission opérationnelle. J'ai également servi dans plusieurs états-majors, nationaux et internationaux, dans le domaine des ressources humaines et des relations internationales. Depuis 2022, je suis négociateur pour la France au Siège de l'OTAN, à Bruxelles.
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