Victor El Homsy (E16) : ingénieur quantique au service de l'innovation chez Silent Waves
Ingénieur quantique chez Silent Waves depuis 10 mois, Victor El Homsy met à profit son expertise en nano-électronique acquise lors de sa thèse pour développer des amplificateurs paramétriques à ondes progressives (TWPA). Ces dispositifs, essentiels à la détection de signaux faibles en environnement cryogénique, allient physique quantique et ingénierie avancée. Dans cette interview, il revient sur son parcours, ses missions multidisciplinaires au sein de cette spin-off de l’Institut Néel, et les défis techniques et scientifiques qui animent son quotidien.
Technica : Bonjour Victor. Pouvez-vous nous présenter la société Silent Waves et ses liens avec le laboratoire Néel ?
Bonjour à tous. Silent Waves est une entreprise de 10 personnes lancée début 2022. C’est une spin-off de l’Institut Néel (CNRS Grenoble) co-fondée par Luca Planat (CEO) à l’issue de sa thèse, son directeur de thèse Nicolas Roch (CSO) et Baptiste Planat (CFO).
L’entreprise développe, caractérise et commercialise des amplificateurs d’ondes électromagnétiques dans le domaine des micro-ondes. Ces dispositifs améliorent la détection de signaux très faibles en environnement cryogénique, typique des expériences de nano-électronique quantique, discipline très représentée à Grenoble. Ces amplis appartiennent eux-mêmes au champ large des technologies quantiques, car ils exploitent la supraconductivité, état de la matière qu’on ne peut comprendre qu’à la lumière de la physique quantique.
L’amplification grâce aux circuits électroniques supraconducteurs fait partie des sujets de recherche de Nicolas Roch, directeur de recherche CNRS à l’Institut Néel. Au lancement de Silent Waves, les expériences à l’Institut étaient partagées entre son équipe de recherche et l’entreprise. Par la suite, Silent Waves a monté son propre setup expérimental, mais toujours dans les locaux de l’Institut. Tout récemment (novembre 2024), l’entreprise a emménagé dans ses propres locaux, mais nous utilisons toujours des installations et des machines de l’Institut pour fabriquer et assembler les amplis. Les interactions sont toujours fortes entre l’équipe de recherche et l’entreprise, depuis les discussions scientifiques jusqu’aux événements en-dehors du labo.
Technica : En quoi consiste votre rôle d’ingénieur quantique chez Silent Waves ? Quels sont les principaux projets sur lesquels vous intervenez actuellement ?
Depuis mon arrivée il y a 10 mois, je travaille principalement sur un projet explorant un nouveau type d’amplification qui fonctionne grâce à un mécanisme physique différent des deux produits actuellement commercialisés. J’interviens sur une grande partie de la chaine à l’exception de la fabrication : depuis la veille bibliographique, la simulation pour la conception, l’assemblage des dispositifs électroniques, jusqu’à leur installation dans l’expérience, leur caractérisation et l’analyse des données.
Une part importante de mon travail est dédiée au développement d’un outil informatique de simulation de nos amplificateurs. Cet outil utilise un logiciel type SPICE pour les circuits électroniques, avec en plus la possibilité d’intégrer des jonctions Josephson, brique de base des circuits supraconducteurs.
Occasionnellement, j’aide à l’assemblage et à la caractérisation des amplificateurs destinés à la vente.
Technica : Est-ce qu'il existe une journée type de travail ? Si oui, à quoi ressemble-t-elle ?
L’avantage de la start-up encore peu nombreuse, c’est que chacun touche à de nombreuses taches, donc il y a plusieurs journées types. Elles dépendent de la demande en production, et de la quantité des échantillons à tester.
Dans la phase amont des projets de R&D, mes journées consistent surtout en des allers-retours entre le développement des outils de simulation, et l’optimisation des designs des amplis en les simulant, en fonction de métriques classiques pour des amplificateurs : gain, bande passante, puissance de saturation, … Après avoir convergé sur un jeu de paramètres satisfaisant, je le transmets aux collègues qui fabriquent ces échantillons sous forme de puce électronique.
Quand les puces sont fabriquées, les journées consistent à les assembler dans des porte-échantillons (cf. Figure 1), à les connecter au circuit électronique par microsoudure, et à les installer dans un cryostat (voir Figure 2). Ces « frigos » sont des instruments qui refroidissent les échantillons autour de la dizaine de millikelvin (10 milli-degrés au-dessus du zéro absolu), température nécessaire à l’obtention de l’état supraconducteur et typique des expériences où ces amplis sont destinés à opérer.
Quand les échantillons sont froids, les journées sont consacrées à leur mesure et leur caractérisation. Cela peut s’apparenter à l’étude de composants électromagnétiques plus courants dans les réseaux de communication micro-ondes. Lorsqu’on trouve un bon point d’opération, on programme des mesures automatiques plus complètes autour de ce point.
Enfin, quand les échantillons sont mesurés, on doit analyser les données expérimentales, et comprendre leur probable écart avec le design simulé initialement : la boucle recommence.
En général, la semaine est rythmée par les cycles de refroidissement : comme le cryostat met plus d’un jour à refroidir, on prépare les dispositifs en fin de semaine, on lance le refroidissement vendredi soir, et l’expérience est prête pour les mesures lundi matin.
Technica : Sur quoi votre thèse portait-elle spécifiquement ? Quel a été le lien avec les amplificateurs supraconducteurs ?
Ma thèse appartient à l’effort général du calcul quantique, qui consiste à concevoir une unité de calcul informatique (processeur d’ordinateur) capable de résoudre certains problèmes précis, hors de portée des meilleurs supercalculateurs actuels.
Contrairement aux processeurs classiques, composés de circuits intégrés comptant des milliards de transistors, il n’y a pas encore de consensus sur le meilleur système physique pour composer un processeur quantique. Différentes technologies concurrentes cherchent à tirer leur épingle du jeu, comme les atomes froids, les ions piégés, les circuits supraconducteurs, les photons, … Le but de ma thèse était d’étudier un de ces candidats (le spin d’un électron piégé dans un transistor) en évaluant sa robustesse, sa reproductibilité, sa rapidité d’opération.
Une partie de ma thèse consistait à faire fonctionner les amplificateurs développés par Luca avec les dispositifs de mon équipe. C’est comme cela que j’ai fait sa connaissance au moment où il lançait Silent Waves.
Technica : Comment s’est faite la transition avec Silent Waves ? Est-ce pour vous la suite logique de votre thèse ?
Pendant ma thèse, j’avais en tête que la suite logique serait de continuer un parcours académique, en enchainant par un ou deux post-doctorats, dont au moins un à l’étranger. Cela semblait être la voie classique pour obtenir un poste dans la recherche académique en France.
Au fil des rencontres et discussions au laboratoire et en-dehors, il m’est apparu que cette voie signifiait de rester dans une situation instable (contrats temporaires) pendant une période aléatoirement longue, car on ne peut pas prévoir quand des postes de chercheurs seront ouverts dans notre discipline. Aussi, après trois ans de thèse sur un sujet certes expérimental et appliqué, mais toujours de recherche fondamentale, il me manquait un sentiment d’utilité, de réponse à un besoin.
Malgré ces deux aspects, la perspective de continuer à travailler en nano-électronique quantique, dans un environnement foisonnant comme celui de Grenoble, m’attirait toujours beaucoup.
Tout cela pris en compte, un poste d’ingénieur de recherche dans une entreprise de technologie quantique qui vend un produit utile était le travail de rêve. J’en ai parlé à Luca avant la fin de ma thèse, et le timing collait avec le début d’un nouveau projet.
Technica : Pouvez-vous expliquer le principe de fonctionnement des amplificateurs paramétriques à ondes progressives (TWPA en anglais) que vous développez, ainsi que leur utilité ? Et à qui s'adressent-ils, à quels types de clients ?
En une phrase, un TWPA (traveling-wave parametric amplifier, prononcer « toupa ») est un amplificateur de signal micro-ondes à la limite théorique du bruit ajouté.
Les expériences typiques de nanoélectronique quantique nécessitent souvent de détecter un signal électrique (comme une variation de tension) de fréquence autour de quelques gigahertz, et d’amplitude extrêmement faible. Sans amplification, ce signal serait noyé dans le bruit environnant les appareils de mesure situés à température ambiante. On a donc besoin d’amplifier le signal désiré avant qu’il sorte du cryostat.
Pour ce faire, les amplificateurs classiques permettent d’obtenir des gains élevés, mais ils dégagent de l’énergie sous forme de chaleur. Cela oblige à les placer à un étage de température qui dispose d’une puissance de refroidissement suffisante pour compenser cette dissipation, typiquement 4 degrés kelvin, la température de l’hélium liquide, qui est abondamment utilisé pour refroidir ces expériences. Mais de la même manière, le signal est pollué par l’agitation thermique de cet étage.
L’idée des TWPAs est d’amplifier le signal au plus proche de sa génération, à l’étage le plus froid de l’expérience. Grâce à la supraconductivité, les TWPAs peuvent amplifier un signal sans dissiper de chaleur, ce qui lève la contrainte de la puissance de refroidissement. Le bruit thermique de cet endroit du cryostat étant négligeable, le bruit ajouté au signal par le processus d’amplification approche alors la limite théorique.
Concrètement, un TWPA est une chaine d’éléments composés d’aluminium et d’oxide d’aluminium, de quelques dizaines de nanomètres d’épaisseur et de quelques millimètres de long. Techniquement, lorsqu’ils sont refroidis sous le degré kelvin, ces éléments présentent une dépendance inductance – courant fortement non-linéaire. Cela permet l’échange d’énergie entre un puissant signal de « pompe » (qui fournit l’énergie pour amplifier) et le faible signal à amplifier.
Nos principaux clients sont les entreprises qui cherchent à développer un ordinateur quantique, car un niveau de bruit réduit signifie une rapidité de lecture du registre de bits quantiques accrue. Parmi les autres clients, on compte surtout des laboratoires de recherche fondamentale, dont les expériences nécessitent la détection de signal autour de 4-8 GHz en environnement cryogénique, comme en radio-astronomie ou en résonance magnétique électronique .
Technica : Sans entrer dans le secret industriel, pouvez-vous nous expliquer comment sont « fabriqués » vos amplificateurs ?
La fabrication se passe en « salle blanche », lieu d’extrême propreté pour éviter la contamination des puces électroniques entre les différentes étapes. Le point de départ est une galette (ou « wafer ») de silicium, comme pour des circuits intégrés d’électronique classique. Sur ce substrat de silicium, la chaine d’éléments Josephson est dessinée par lithographie : on dépose une résine photosensible, on l’insole à certains endroits décrivant le motif souhaité, on développe la résine insolée. On dépose ensuite de l’aluminium par évaporation. On l’oxyde pour former une fine couche d’alumine, puis on re-dépose une couche d’aluminium : on obtient les jonctions Josephson, sandwiches « supraconducteur – isolant – supraconducteur », qui sont les briques de base des circuits supraconducteurs, dont nos amplis ne sont qu’un exemple parmi d’autres. On élimine ensuite la résine encore présente : le métal déposé dessus est évacué, seul reste le motif dessiné par lithographie.
Une fois les échantillons écrits sur le wafer, ils sont découpés en plusieurs puces par une scie à diamant. On dépose ensuite ces puces dans des portes-échantillons en cuivre plaqué or (pour éviter l’oxydation du cuivre) de 5cm de côté, munis de connecteurs standards pour les signaux micro-ondes. On connecte électriquement la puce au circuit imprimé dans la boite par quelques dizaines de microsoudures (cf. Figure 1 – La puce est le carré sombre au centre de la boîte, les microsoudures sont trop fines pour qu’on les voie sur cette image).
Technica : Quels sont les plus grands défis que vous rencontrez dans votre travail ?
A mon sens, en plus de la complexité des objets et concepts d’étude, le principal enjeu vient du côté multidisciplinaire du domaine des technologies quantiques. Si on se restreint d’abord à mes missions actuelles, je dois jongler entre programmation, traitement du signal, ingénierie micro-ondes, le tout sur un fond de physique quantique avancée.
Mais pour avoir une vue d’ensemble des missions chez Silent Waves, on a aussi besoin de notions en fabrication en salle blanche et en chimie associée, en conception mécanique, en mécanique des fluides et thermodynamique pour le maintien du cryostat, … Bien sûr, peu de monde est expert de tous ces sujets à la fois. Mais une thèse dans le domaine permet d’avoir au moins abordé de loin chaque item.
Et encore, je n’ai mentionné que les taches scientifiques. A la différence de la thèse, nous sommes maintenant amenés à interagir avec des clients potentiels, des fournisseurs d’instruments ou des partenaires de recherche en tant qu’entreprise : à la discussion scientifique pure s’ajoute une forte dimension de propriété intellectuelle.
A plus long terme, si l’entreprise grandit, les missions de chacun seront sûrement plus compartimentées. C’était une chance d’arriver chez Silent Waves quand l’entreprise est encore jeune, cela offre un large panel de ces différentes tâches.
Technica : Quelles sont les prochaines étapes dans l’amélioration des performances de vos amplificateurs ?
Bien que nous produisions des TWPAs performants de façon reproductible, la recherche sur leurs propriétés est très active. Il reste beaucoup de choses à comprendre sur leur comportement, et les possibilités qu’ils offrent dépassent l’amplification.
S’agissant des dispositifs en eux-mêmes, et par comparaison avec des technologies concurrentes, la limite principale de nos amplis est leur puissance de saturation. Les raisons exactes de la saturation des TWPAs sont encore peu discutées dans la littérature scientifique, et améliorer cette métrique demande une compréhension plus profonde des mécanismes physiques qui interviennent dans la chaine de jonctions Josephson. Cela passe aussi bien par des simulations et des expériences de recherche dédiées que par des efforts théoriques.
D’un point de vue technique plus général, l’utilité des TWPAs dépend de leur environnement direct. Ils nécessitent souvent plusieurs autres composants qui les protègent de signaux parasites et de champ magnétiques environnants, ce qui crée un encombrement important à un endroit de l’expérience où la place est limitée. Dans ce contexte, intégrer ces composants annexes au plus près des TWPAs (sur une puce proche plutôt que dans une boite séparée) serait un exemple d’avancée importante.
De façon plus globale, nos dispositifs sont pour l’instant vendus comme amplificateurs, mais notre technologie permet une variété d’autres applications. Par exemple, Silent Waves fait partie du consortium « MiSS », en collaboration avec des universités et laboratoires de recherche principalement Européens, dans le cadre duquel nos dispositifs pourront servir de « sources de radiation micro-ondes non classique ». Cet usage vise à exploiter les propriétés purement quantiques des signaux issus des TWPAs pour le développement de détecteurs aux performances inatteignables par des technologies classiques.
Technica : Dernière question : quels conseils donneriez-vous aux élèves ingé qui s’intéressent aux métiers liés à la mécanique quantique ?
Deux aspects essentiels me viennent tout de suite à l’esprit : ne pensez pas que la mécanique quantique est une science mystérieuse, théorique et réservée à quelques initiés ; et intéressez-vous à tous les sujets qui rythment votre parcours.
Le premier conseil est fondamental : la physique quantique est accessible à tout élève ingénieur et n’est pas beaucoup plus compliquée que le reste des sciences qu’on aborde jusqu’en école. Je suis toujours très frustré quand mes interlocuteurs adoptent d’emblée une posture circonspecte à l’évocation du mot « quantique », alors que les avancées permises par cette physique sont omniprésentes dans leur quotidien, au premier rang desquelles trône le transistor : brique de base de tout système électronique et présent par milliards dans les microprocesseurs, son comportement semi-conducteur n’est expliqué que par la description quantique des électrons.
Le deuxième conseil est tout aussi important, même s’il est dur à appliquer : gardez l’esprit ouvert à toutes les disciplines. Si vous travaillez dans les technologies quantiques plus tard, tous les domaines abordés dans un cursus scientifique serviront. De la même manière, l’expérience pratique est importante, et je l’avais trop négligée avant la thèse. La thèse est comme un long TP de 3 ans aux résultats inconnus, combinant électronique, instrumentation de contrôle et de mesure, traitement du signal et programmation au quotidien. C’est possible d’apprendre sur le tas avec une forte formation théorique comme bagage principal (c’était mon cas), mais se familiariser en profondeur avec ces notions avant la thèse la faciliterait beaucoup.
Je sais qu’il est difficile de se motiver à assimiler de nouveaux cours de science en sortant de prépa, en particulier quand le tronc commun est aussi long (3 semestres à Centrale Lyon), et quand les activités annexes semblent beaucoup plus professionnalisantes et épanouissantes (associatif, projets en entreprise, …). Mais je crois que pour « entreprendre et innover dans les secteurs de demain » (leitmotiv habituel en école d’ingénieur), l’enseignement classique (cours magistraux, TDs) est d’une richesse et d’une qualité dont on ne se rend compte qu’après coup.
Pour aller plus loin :
Auteur
Une partie de cette thèse était consacrée à tester l'utilité d'amplificateurs supraconducteurs dans la chaine de lecture de ces dispositifs. A l'issue de ce travail, j'ai rejoint la start-up Silent Waves qui conçoit et commercialise ces amplificateurs.
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