Worldwine Women : viniculture, défis climatiques, innovations et vigneronnes inspirantes
Comment le monde vinicole s’organise-t-il pour faire face aux défis climatiques ? Entre traditions et modernité, quelles sont les innovations du secteur ? Les femmes sont-elles des vigneronnes comme les autres ? Des questions auxquelles Elisabeth Auzias (ECL 2018) et ses 3 acolytes, Manon (AgroParisTech), Zoé (HEC) et Sophie (ENS) ont tenté de répondre lors de leur périple de 4 mois en van sur les routes des vins depuis la France jusqu'aux vignobles de Géorgie. Fruit de leur aventure : une enquête scientifique pour l’INRAE, un documentaire sur les vigneronnes inspirantes croisées pendant leur aventure et un inventaire des innovations technologiques pour INNO’VIN, verront le jour dans les prochaines semaines.
Bonjour Élisabeth. La deuxième saison de Worldwine Women vient de s’achever. Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit et comment vous avez souhaité faire évoluer le projet ?
La première édition des Worldwine Women a été lancée en 2019 par Atalante, Alice, Louise et Alexandra, quatre étudiantes en école de commerce. Leur ambition de départ était de voyager sur les routes du vin aux quatre coins du monde (Afrique du Sud, États-Unis, Argentine, Chili, Chine, Australie et Nouvelle-Zélande) afin d’étudier les nouveautés qui émergent dans le monde du vin en termes de production, commercialisation et consommation. Elles ont également voulu mettre en lumière l’émergence de la place des femmes dans ce milieu traditionnellement masculin. Pour cela, elles ont rencontré, échangé et travaillé aux côtés des vignerons du monde entier, et elles ont partagé leur expérience à travers des articles et des vidéos.
Pour l’édition 2020, nous avons adapté et fait évoluer le projet à notre manière en ajoutant une dimension scientifique importante et en modifiant les livrables, afin de s’approprier le projet et de le faire correspondre à la nouvelle équipe. L’équipe 2020 de Worldwine Women est forte de sa pluridisciplinarité : elle est composée de Manon, étudiante à AgroParisTech, Zoé, étudiante à HEC Paris, Sophie, étudiante à l’ENS de Lyon, et moi-même, Elisabeth, étudiante à Centrale Lyon.
Mon père possédant un vignoble dans le Languedoc, j’ai grandi au milieu des vignes et du vin, et j’ai voulu en apprendre plus sur cet univers fascinant et complexe. J’ai toujours adoré voyager, je me préoccupe beaucoup des questions écologiques, et c’est en combinant tous ces aspects que l’idée de ce projet m’est venue.
A un âge où les questions existentielles et les doutes sur l’avenir nous submergent, nous avons toutes les 4 décidé de prendre une année de césure afin de réfléchir à nos projets, d’en apprendre plus sur le monde mais aussi sur nous-mêmes. C’est ainsi que, après s’être rencontrées en classe préparatoire puis séparées pour aller dans différentes grandes écoles, nous nous sommes retrouvées pour ce projet qui prenait tout son sens dans nos vies et dans le contexte social et environnemental actuel.
Peux-tu nous détailler ce périple 2020 ?
Le périple 2020 des Worldwine Women s’est centré essentiellement sur les vignobles européens. La crise sanitaire actuelle et notre réticence à prendre l’avion nous ont poussé à choisir un voyage plus lent, en van, mais aussi plus responsable et surtout plus enrichissant. Cela nous a permis d’être au plus proche des locaux, de rencontrer vraiment les gens et de découvrir les pays sous toutes leurs coutures.
Nous sommes parties de la France, nous avons descendu la côte adriatique pour arriver en Turquie, puis nous sommes revenues en passant par l’Europe de l’Est et Centrale. Dans chaque pays, nous rencontrions des vignerons et vigneronnes qui nous faisaient découvrir leur environnement de travail, leur quotidien, la culture du pays, et avec lesquels nous partagions des moments privilégiés.
A l'issue de ce voyage, nous allons produire un documentaire sur les vigneronnes inspirantes que nous avons rencontrées. Nous menons aussi une étude sociologique en partenariat avec l’INRAE sur les typologies de vignerons et leurs stratégies face aux enjeux environnementaux. Enfin, nous réaliserons un guide de l’innovation pour INNO’VIN en nous appuyant sur les découvertes de notre périple.
Zoé, Elisabeth, Manon, Sophie et la Betty (surnom du van) dans les vignes de Plovdiv en Bulgarie
Comment se sont déroulées ces enquêtes sur le terrain ?
Concernant l’enquête scientifique pour l’INRAE, les interviews réalisées auprès des acteurs du monde vinicole ont permis de questionner l'existence d'une conscience écologique et la façon dont celle-ci se manifestait concrètement. Un questionnaire remis aux vignerons complétait le dispositif avec des données chiffrées complémentaires à l'approche humaine que nous menions au travers de nos entretiens.
Quant au guide de l’innovation pour INNO’VIN, il a consisté en un inventaire des innovations rencontrées lors de nos visites dans chaque vignoble. Nous avons pris en note chaque innovation et les problèmes qu’elles permettent de résoudre.
En parlant d'innovations, lesquelles vous ont le plus marquées ?
Nous avons pu observer un grand nombre d’expérimentations et d’investissements au sujet des types de cuves,. En Slovénie, nous sommes tombées sur une cuve unique, designée sur mesure à partir des pierres de la région selon une idée originale du vigneron qui voulait exprimer le terroir même pendant la vinification. On a également découvert des cuves très technologiques en Turquie et en Italie, entièrement automatisées et permettant d’enregistrer et d'ajuster la température en temps réel afin d’avoir un contrôle permanent, recherché pendant les fermentations. Certaines de ces cuves disposaient aussi d’un système de remontage intégré, facilitant grandement le travail du vigneron.
Dans cette optique d’amélioration de la qualité de travail et pour les vignerons cherchant à conserver la technique du pigeage, permettant une oxygénation et une macération en douceur, on a découvert un bras mécanisé qui accompagne le geste du vigneron plongeant l’outil de façon lente et régulière dans la cuve. Mais nous avons également rencontré toutes sortes de pratiques dans les vignes : de nouveaux types de taille, d’effeuillage, de travail du sol, d’agroforesterie pour préserver la biodiversité etc...Ces derniers semblent davantage être un retour à des traditions ancestrales que de réelles avancées, questionnant le rapport de l’innovation à la tradition.
Concernant l'impact du changement climatique sur l'activité des vignerons, avez-vous été surprises par certaines conséquences du réchauffement ? Comment les vignerons s'adaptent-ils et de quoi ont-ils le plus besoin ?
Même si nous étions novices dans le monde du vin, nous nous étions beaucoup renseignées, à la fois sur les changements climatiques (événements extrêmes plus fréquents et violents, une modification de la pluviométrie ou une augmentation de la température moyenne...) mais aussi les impacts du changement climatique sur la vigne et le vin (le débourrement, la floraison et la véraison plus précoces, la baisse de l’acidité, l’augmentation du taux de sucre et donc le degré d’alcool, une évolution des arômes...).
Toutefois, nous ne nous attendions pas à une telle unanimité parmi les vignerons, et ce, malgré de telles disparités géographiques. En effet, l’ensemble des vignerons s’accorde sur une évolution du climat sur les trente dernières années et s’inquiète de l’imprévisibilité des événements climatiques : il est difficile de s’adapter lorsqu’on ne peut pas prévoir si l’année suivante sera faite de fortes précipitations ou d’une grande sécheresse.
Néanmoins, le degré d’inquiétude varie : certains ne préfèrent pas penser à l’avenir et réagissent “au jour le jour” aux perturbations, d’autres s’émeuvent d’être peut-être l’avant-dernière génération à produire du vin dans leur région. On retiendra que la vigne, en tant que plante pérenne et la nature en général, s’adapteront quels que soient les changements mais la véritable problématique est davantage la vitesse de ces bouleversements et comment le vigneron peut accompagner la vigne dans cette transition trop rapide. Les plus optimistes se convainquent que la meilleure manière de s’adapter est donc de se rapprocher de la plante, la comprendre et améliorer le travail du sol pour obtenir la meilleure qualité de raisin possible et rééquilibrer les vins.
Vous avez traversé plusieurs pays. Les comportements vis-à- vis de l'écologie, les mesures prises, où la conscience de ces acteurs au plus proche de la terre, varient-ils beaucoup selon les lieux? Y-a-t-il des exemples à suivre ?
Ce voyage à la rencontre des artisans du terroir, en tant que combinaison d’un sol, d'un climat et d’un savoir-faire, nous a appris que les connaisseurs de la Nature en étaient les premiers défenseurs. Toutefois, nous nous sommes aussi rendues compte de l’impact du contexte historique et politique dans la prise de conscience écologique des vignerons et de la société en général. Même au sein des pays européens, qui partagent pourtant une forte législation commune en matière d’agriculture, les disparités sont très fortes.
Dans les pays de la côte adriatique (Slovénie, Croatie, Monténégro, Albanie), les vignerons ne semblent pas familiers avec la notion de développement durable. Pourtant ils ne sont pas les plus polluants dans le travail de la terre et leurs pratiques de consommation locale héritées de la période communiste pourraient nous inspirer. Dans les pays les plus pauvres de l’Union Européenne, on a aussi l’impression que l’écologie demeure un problème de “riches” que certains vignerons peuvent se permettre d’aborder tandis que le peuple se bat pour survivre.
Enfin, nos deux exemples à suivre seraient l’Espagne et l’Italie en matière de “vin durable”. En effet, les vignerons espagnols que nous avons rencontrés nous ont impressionnées par le rapport philosophique et presque spirituel qu’ils entretiennent avec la Nature. Ils ont conscience de s’intégrer dans un environnement qui ne leur appartient pas et respectent leurs vignes parfois centenaires d’une manière qui pourraient paraître précaire à tout vigneron cherchant à augmenter son rendement et faire du profit. Un point particulier est qu’ils ne subissent pas une “conversion” à la viticulture biologique puisqu’ils n’ont jamais beaucoup utilisé de produits chimiques, n’ayant pas les moyens de s’en procurer lors de leur essor dans les années 60.
D’autre part, les vignerons suisses ont semblé très en avance sur la réflexion de la viticulture durable avec une réelle volonté de s’améliorer et de peser le pour et le contre de chaque action. On y trouve la mise en place de collaborations entre différents acteurs du monde agricole pour s’intégrer au territoire et tenter d’atténuer l’impact écologique de la filière.
Quelles sont les grandes tendances que vous avez pu observer dans le monde viticole ?
Nous avons été témoins d’un essor important des pratiques biologiques et surtout biodynamiques dans tous les pays d’Europe. Nous avons également pu nous rendre compte que l’oenotourisme était un secteur à fort enjeux dans tous les pays, il permet tout d’abord de créer un lien entre le consommateur et le producteur, ce qui est essentiel pour un produit de partage et de passion comme le vin. Toutefois, s’il s’agit d’une nouvelle source de revenus importante pour le vigneron, elle représente aussi un très grand investissement à la fois financier mais aussi de temps conséquent.
Concernant la réorganisation des plantations et la modification du matériel végétal et de l’encépagement, ces deux solutions envisagées pour lutter face aux changements climatiques n’existent encore que sous forme de réflexions mais aucun vigneron rencontré n’a sauté le pas.
Vous êtes également allées à la rencontre des vigneronnes, pas forcément très visibles dans un monde d'hommes. Sont-elles des vignerons comme les autres ?
On entend souvent des stéréotypes dans le monde du vin “les femmes ont un meilleur nez, elles ont une sensibilité particulière, il existe des vins de femmes...” et nous nous étions nous-mêmes aperçues que les femmes étaient très présentes dans les initiatives écologiques alors même qu’elles restaient minoritaires à la tête des vignobles. Nous voulions donc confronter ces idées reçues à la réalité du terrain. À l’issue de ces rencontres, nous pensons qu’elles ne sont pas des “vignerons comme les autres”, non pas à cause de leur chromosome X mais bien grâce à leur statut de “combattante” qui s’affirme dans un milieu traditionnellement masculin. Elles choisissent ainsi leur métier par passion et ne subissent pas le poids de la tradition. Il semblerait ainsi qu’elles soient plus à même d’innover et de mener des initiatives hors des sentiers battus.
Enfin, dans la plupart des pays que nous avons visités, les femmes demeurent les responsables du foyer et de l’éducation des enfants, être ainsi capable de mener en parallèle sa vie de famille et un métier si prenant est admirable et témoigne d’une vraie force de caractère qui se retrouve dans le vin !
Quelles sont les 3 rencontres qui vous ont le plus marquées pendant votre périple, et pour quelles raisons ?
Trois femmes m’ont particulièrement touchée. La première est Sara, la “luchadora”, catalane et fière, qui rayonne de force et de philosophie. Elle nous a emmenées dans ses vignes qui dominent la région vallonnée du Priorat, et fait découvrir les merveilles de ces terres méditerranéennes chaudes et sèches. Ensuite il y a Laura, jeune suisse qui a repris il y a deux ans le domaine de son père. Sa fraîcheur, son optimisme et sa sincérité nous donnent confiance dans l’avenir de son beau vignoble ! Enfin, la rencontre de Marie-Laure, vigneronne dans le bordelais, nous a particulièrement touchées. Cette femme, née d’une grande famille du vin, et a la tête de domaines célèbres, nous a impressionnées par sa simplicité et ses leçons de vie. Elle apportera un éclairage tout particulier au documentaire !
Nasan, une vigneronne turque étonnante et pleine d'énergie
Justement, à quoi ressemblera le documentaire que vous préparez et quelles sont ses ambitions ?
Durant ces quatre mois d’aventure, nous avons rencontré des femmes qui ont su nous transmettre avec beaucoup de simplicité et d’émotion leur passion et leur détermination. A travers un film de 52 minutes, nous voulons transmettre les apprentissages qu’elles nous ont permis de faire. Le fil rouge de ce documentaire sera les portraits de 7 de ces femmes, entrecoupés du récit de notre périple, véritable voyage initiatique.
Nous avons pour ambition de montrer l’humain qui se cache derrière les bouteilles que nous buvons et mettre en lumière le métier complexe mais passionnant des vigneronnes.
D'un point de vue personnel, que retires-tu de cette expérience ?
Cette expérience m’a apporté une bien meilleure compréhension du monde du vin, même si l’on a jamais fini d’apprendre ! Et au-delà de ces connaissances techniques, notre aventure nous a apporté une grande ouverture d’esprit, un plein d’optimisme et une envie de voyager encore plus grande. Enfin, elle nous a donné confiance en nous et montré que l’on est capable de mener un projet à bout si l’on y met assez d’énergie.
En quoi ton profil d'ingénieure t-a t-il servi dans ce "projet" ? Et quelle suite souhaites-tu donner à cette expérience ?
Ma formation d’ingénieure m’a été utile durant ce projet à la fois grâce aux connaissances que j’ai apprises mais surtout les compétences acquises à l’Ecole Centrale de Lyon. Mes cours et mes activités au sein de l’École, notamment du monde associatif m’ont sensibilisée aux enjeux écologiques et donné envie de m’y consacrer. Ensuite j’ai eu l’opportunité de travailler sur l’innovation viticole dans le cadre d’un projet d’application recherche en deuxième année, me permettant de découvrir et de comprendre plus en détails les problématiques et technologies développées par la filière tout en acquérant des compétences propres au monde de la recherche.
Elisabeth Auzias (ECL 2018)
Mais c’est surtout la gestion de projet et comment définir des plans d’action stratégiques qui m’ont permis de mener à bien cette « aventure ». En revanche, je me suis bien rendue compte que seule la réalité du terrain permettait de comprendre comment fonctionnait une voiture, et mes cours de mécanique ne furent pas d’une grande aide lorsque la roue est partie au milieu d’un trajet ! Plus sérieusement, cette expérience m’a permis de me rendre compte que j’avais besoin d’entreprendre et de mener des projets dans leur globalité pour m’épanouir. Je m’apprête ainsi à débuter un double diplôme en Entrepreneuriat & Innovation sur le thème des biotechnologies, en Australie (un nouveau pays du vin à explorer). Je vais sûrement m’orienter vers le domaine de la santé qui me passionne depuis toujours. Mais le monde du vin aura toujours une place à part dans mon coeur et qui sait, vous
me retrouverez peut-être vigneronne dans 15 ans !
Dernière question : ton meilleur souvenir un verre à la main pendant le voyage ?
Au cœur de la campagne slovène, nous avons partagé un moment très fort avec un vigneron et sa famille. Nous nous sommes rendues compte du pouvoir du vin, produit social par excellence, qui rassemble malgré la barrière de la langue et de la culture. C’était une soirée merveilleuse qui fait partie des souvenirs inoubliables du voyage !
Pour en savoir plus :
Le site officiel Worldwine Women
La page Facebook
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