Jérémie Maire (ECL 2011), chercheur CNRS à l’I2M Bordeaux
Jérémie Maire (ECL2011) est chercheur CNRS au sein de l’Institut de mécanique et d'ingénierie (I2M) de Bordeaux. Il nous parle de sa vocation précoce de chercheur née à Centrale Lyon, de ses expériences à l’étranger, des différences entre recherche publique et privée et de ses travaux actuels sur les systèmes de mesure thermique de nanomatériaux. Rencontre.
- Bonjour Jérémie. Peux-tu nous présenter l'Institut de mécanique et d'ingénierie dans lequel tu travailles?
L’institut de mécanique et d’ingénierie (I2M) de Bordeaux est un laboratoire regroupant différentes thématiques d’ingénierie mécanique, chacune représentée par un des 6 départements du laboratoire. Un peu plus de 300 personnes sont regroupées au sein de l’institut et dépendent de différentes tutelles, à savoir l’université de Bordeaux, les écoles d’ingénieur Bordeaux INP et les Arts et Métiers (ENSAM), l’INRAE et enfin le CNRS à travers son institut des sciences de l’ingénierie et des systèmes (INSIS), qui m’emploie.
L’I2M couvre l’ensemble du spectre de la mécanique des solides, des fluides et de l’énergétique et participe à de nombreux projets autour de l’industrie du futur, des matériaux fonctionnels, de l’habitat durable, et bien d’autres, jusqu’à l’étude de l’évolution des grottes ornées. Pour aborder ces problématiques, les recherches au sein de l’I2M combinent à la fois une instrumentation de pointe à différentes échelles, allant jusqu’aux procédés, mais également une modélisation multi-physique et un développement de méthodes numériques. Chaque département se compose de plusieurs équipes thématiques qui regroupent plusieurs chercheurs, enseignants-chercheurs et personnels de soutien à la recherche, ainsi que des post-doctorants, doctorants, stagiaires et apprentis. L’équipe que j’ai rejoint en 2020 s’intéresse par exemple à l’imagerie et à la caractérisation thermique.
L’I2M, en tant que laboratoire public, a deux missions principales que sont la recherche et l’innovation d’une part, et la formation de l’autre. Les équipes de l’institut accueillent de nombreux étudiants, en apprentissage, stage ou doctorat et les permanents sont nombreux à participer à la formation des élèves dans l’une des tutelles de l’institut. Pour sa mission de recherche et d’innovation, l’institut participe à de nombreux projets de recherche, laboratoires d’excellence (Labex), initiatives d’excellence (Idex), mais possède également un lien fort et historique avec des structures de transfert et de valorisation.
- En quoi consiste ton poste de chercheur CNRS au sein de l'I2M ? Sur quels projets travailles-tu ?
La recherche en France est organisée de manière assez unique. A l’inverse des pays avec une structure anglo-saxonne, l’organisation est très horizontale, des stagiaires et doctorants jusqu’au chef d’équipe. Dans mon cas, j’ai rejoint une équipe où nous sommes 9 permanents. Cela inclut des chercheurs, enseignants chercheurs et ingénieurs de recherche. En tant que chercheur, je me concentre sur les activités de recherche plutôt que l’enseignement, même s’il s’agit d’une activité très formatrice pour les chercheurs eux-mêmes. Les non-permanents, à savoir les post-doctorants (des contrats de recherche d’un à deux ans à l’issue d’une thèse), doctorants, et stagiaires constituent l’autre moitié de l’équipe. Une telle organisation permet une meilleure collaboration et mutualisation des moyens et des compétences et il me semble une ambiance de travail plus sympathique.
En pratique, je travaille actuellement sur deux projets distincts :
- La partie centrale du projet que j’ai proposé pour entrer au CNRS, en partenariat avec le LOMA (Laboratoire Onde et Matière d’Aquitaine) qui se situe juste à côté de l’I2M. A horizon de 5 ans, il s’agit de développer un système permettant de mesurer les propriétés thermiques de nanomatériaux à des échelles de temps et d’espace extrêmement faibles, de l’ordre de la picoseconde et de la dizaine de nanomètres, respectivement. C’est un développement vraiment ambitieux mais qui permettrait d’élucider les mécanismes de transport de la chaleur dans les micro- et nano-systèmes.
- Le deuxième projet est lié à un financement que j’ai récemment obtenu de l’Agence Nationale de la Recherche, pour là aussi développer un système de mesure thermique mais cette fois-ci permettant de sonder à l’intérieur des microsystèmes. Il s’agira ensuite de l’utiliser pour caractériser et optimiser le design de systèmes embarqués et d’appareils autonomes de petites dimensions. Il y a donc à la fois un aspect très fondamental à mes recherches, et un aspect plus appliqué et plus en lien avec la dénomination «ingénierie » de l’institut.
- Concrètement, comment se déroulent tes recherches ?
Ma recherche est de nature expérimentale. Pour un projet, par exemple celui présenté au CNRS, il s’agit tout d’abord d’identifier des verrous scientifiques et techniques. Il s’avère que dans le domaine que j’étudie, les techniques existantes de caractérisation des propriétés thermiques ont chacune leurs limites. Mon objectif est donc de concevoir puis de réaliser un système de mesure répondant au cahier des charges que je me suis fixé, par exemple de combiner les avantages respectifs de deux techniques déjà existantes. L’étape suivante est en général de trouver un financement pour l’achat du matériel. Cela n’a pas été nécessaire dans mon cas car le laboratoire possédait déjà la plupart des équipements nécessaires à la réalisation du système. Le développement du système peut ensuite prendre des mois, voire des années, pour arriver à quelque chose de mature. Dans mon cas il s’agit d’assembler un système optique complexe et d’instrumenter le tout, ce qui inclut une part de programmation pour la communication avec les instruments. Bien sûr, pendant le développement, je conserve des activités sur d’autres projets, comme le développement d’autres systèmes de mesures pour des besoins différents, l’étude d’échantillons sur des systèmes de mesure déjà matures, et la participation à l’encadrement d’étudiants.
Une fois un système de mesure opérationnel, je cherche à mettre en avant des phénomènes nouveaux ou peu compris. Je collabore par exemple avec un laboratoire Grenoblois capable de nous fournir des matériaux innovants dont on va chercher à comprendre les propriétés thermiques. J’effectue pour cela les mesures sur un de nos outils. L’analyse des résultats passe ensuite par un modèle analytique ou numérique et une inversion. La plus-value, outre le développement expérimental, réside dans l’identification des échantillons à étudier et des types de mesures effectuer pour être capable d’isoler un effet précis, s’il existe.
Il faut ensuite disséminer les résultats, par la vulgarisation mais d’abord en la soumettant à l’évaluation par les pairs à travers l’écriture et la soumission d’articles scientifiques dans des journaux à comité de lecture. En contrepartie, nous nous engageons aussi à évaluer le travail de nos pairs lorsqu’un journal nous en fait la demande. Une fois les résultats validés, ils sont ensuite généralement présentés dans différentes conférences scientifiques, qui sont aussi l’occasion de découvrir le travail de nos collègues à travers le monde et d’initier des collaborations.
Enfin, le financement de ces activités passe en général par la soumission de projets à des agences de financement comme l’Agence Nationale de la Recherche et la Région Nouvelle-Aquitaine, ou au niveau de l’Union Européenne. S’ajoute à cela l’enseignement, non obligatoire pour un chercheur CNRS mais qui est très formateur, soulignant la diversité des tâches à effectuer.
- Quand as-tu décidé de t'orienter vers la recherche et pourquoi ce choix de carrière ? Pourquoi la recherche publique ?
Dès ma première année à l’ECL, je me suis rendu compte que je ne me reconnaissais pas vraiment dans les différents types d’ingénieurs mis en avant. Grâce aux projets en cours de cursus, lors desquels la plupart des élèves effectuent des activités pour différentes entreprises, j’ai pu effectuer des projets de recherche à l’Institut des Nanotechnologies de Lyon. C’est donc assez naturellement que j’ai débuté un double diplôme au Japon, pays dans lequel les étudiants en Master font activement de la recherche. Malgré quelques complications liées au contexte géographique à l’époque, j’ai décidé de retourner au Japon pour mon stage de fin d’étude dans un laboratoire du CNRS à Tokyo. Ce stage m’a tellement plu que j’ai décidé de poursuivre en thèse à ce moment-là. J’ai eu de la chance d’obtenir un financement ainsi que l’autorisation de l’école doctorale Electronique, Electrotechnique et Automatique (EEA) à l’ECL.
Mon intention a rapidement été de faire de la recherche publique, notamment pour la liberté relative offerte. Un poste de chercheur au CNRS est une des meilleures opportunités pour cela, même si aujourd’hui un tel poste ne peut être le seul objectif de carrière d’un jeune chercheur souhaitant travailler dans la recherche publique. La recherche publique permet également de mettre à disposition de tous les connaissances et les résultats obtenus, ce qui contribue à satisfaire une certaine quête de sens.
- D'ailleurs être Chercheur est-ce une vocation et t'interdis-tu de travailler pour une entreprise privée un jour?
Je pense que pour la plupart des gens faisant de la recherche, en particulier publique, il s’agit d’une vocation. Personne ne nous impose des quotas, des deadlines externes pour obtenir des résultats, des objectifs de chiffre d’affaires, ou d’autres métriques qui peuvent exister en entreprise. L’avancement dépend donc entièrement de notre motivation.
La recherche reste un métier de passion, qui demande des efforts conséquents mais qui offre des perspectives riches de gratification psychologique et de contribution au bien commun. Néanmoins, certaines entreprises, comme IBM, ou Thalès en France, ont des centres de recherche de très haut niveau et financent également de la recherche fondamentale. Selon l’évolution de l’organisation de la recherche publique à l’avenir, je ne m’interdis pas de travailler en entreprise, mais toujours dans le domaine de la recherche. L’exception pourrait être la vulgarisation scientifique, surtout lorsque l’on voit la méfiance vis à vis de la science qui a été mise au jour ces dernières années.
- Depuis ton doctorat obtenu à Centrale Lyon en 2015, tu as travaillé au Japon et en Catalogne. Pourquoi ce choix de l'étranger ? Peux-tu nous expliquer le travail que tu as effectué à l'Université de Tokyo, à l'institut de nanoscience et de nanotechnologie de Catalogne, ou plus récemment à l'institut Néel du CNRS à Grenoble ?
Mon doctorat à l’ECL était déjà majoritairement localisé à Tokyo. Ce n’est donc qu’à partir de 2020 que je suis revenu en France pour faire de la recherche. En ce qui concerne le Japon, il s’agissait d’un mélange d’une excellente opportunité (l’Université de Tokyo est une des meilleures en Asie et reconnue dans le monde entier) et d’un amour pour le Japon qui avait débuté quelques années auparavant. J’étais initialement allé au Japon avec l’idée de travailler sur des diodes lumineuses à base de boites quantiques, qui est un sujet que j’avais découvert à l’INL. Finalement, je me suis retrouvé dans le laboratoire du Professeur Nomura qui venait de démarrer. Ma recherche visait à identifier et quantifier la contribution de la nature ondulatoire de la chaleur dans des nanostructures en silicium. Pour cela, il a fallu monter un banc de caractérisation optique à partir de zéro et passer de nombreuses heures en salle blanche pour fabriquer les échantillons. Heureusement, les moyens techniques et financiers m’ont permis de faire tout cela sans problème et ça a donc été pour moi une expérience très formatrice. A l’issue de mon doctorat, je suis resté un an sur place pour finir mes études en cours.
Pour pouvoir entrer au CNRS, ce qui était devenu un de mes objectifs, il faut en général, à la suite du doctorat, au moins une expérience de postdoctorat dans un autre laboratoire. J’ai donc été recruté à l’ICN2 à Barcelone, par une professeure que j’avais rencontrée en conférence. Mon poste faisait partie d’un projet européen visant à développer des « lasers » émettant des phonons (des quanta de vibration de la matière) puis d’étendre le concept à des circuits se basant sur ces phonons. Mon travail était là encore hautement expérimental, et j’ai également eu l’opportunité d’étudier les phénomènes thermiques dans ces « lasers » à phonons. Durant cette expérience en postdoctorat, j’ai candidaté au CNRS, sans succès au départ, ce qui m’a amené à effectuer un autre CDD à Grenoble.
Durant mon postdoctorat à Barcelone, deux opportunités se sont présentées simultanément. On m’a proposé un contrat de chercheur à l’Université de Virginie, aux Etats-Unis, et une bourse postdoctorale Marie-Curie pour travailler à l’institut Néel à Grenoble. Ma préférence pour l’organisation de la recherche en France et la nature prestigieuse de cette bourse dans le paysage de la recherche en Europe m’ont convaincu d’aller à Grenoble, pour comprendre le transport de chaleur dans les matériaux émergents que sont le graphène et les autres matériaux constitués d’une unique couche atomique. Il s’agit donc d’un sujet très fondamental, mais que je n’ai pu qu’effleurer pour l’instant car c’est cette année-là, en 2020, que j'ai réussi le concours de chercheur permanent au CNRS au bout de quatre tentatives, illustration de la compétitivité du concours.
Comme on peut le voir, il y a un fil directeur thématique assez clair dans mon parcours. Il a émergé de par les circonstances dans lesquelles je me suis trouvé, mais la curiosité théorique et appliquée continuent de guider ma trajectoire de recherche.
- Qu'as-tu appris de la façon d'appréhender la recherche selon les pays (Japon, Espagne, France)?
Je dirais que la France a eu, et conserve encore, une approche de la science assez unique. Tout d’abord grâce à l’organisation au sein des équipes, très horizontale comme j’ai pu le mentionner, mais aussi par l’absence relative de pression externe de publication. A l’heure où les dérives de la science « fashion » sont mises en avant, la recherche en France a su conserver un certain détachement vis à vis du nombre grandissant de publications scientifiques, en faisant la part belle à la modélisation pour une compréhension profonde et pointue des phénomènes en jeu.
Si je devais retenir une chose de ce que j’ai pu observer en Espagne, qui a un système proche du notre, c’est la participation plus courante aux appels à projet Européens, qui sont une source cruciale de financement, et l’attention peut-être plus poussée qui est portée à la rédaction d’articles. Au Japon, l’approche de la recherche est perfectionniste et itérative. Le fonctionnement est très différent, avec une part non négligeable de la recherche effectuée par des étudiants de Master qui passent environ 18 mois dans un laboratoire pour un diplôme de deux ans. Ils ont également su créer des réseaux nationaux forts, certainement liés à leur isolement géographique relatif en comparaison aux pays européens par exemple.
Bien que motivés par un même objectif, les approches de ces différents pays illustrent des mentalités différentes. Je pense néanmoins que la France peut être fière de son modèle et doit conserver ses spécificités, ou la qualité de la science est primordiale et qui a pour valeur fondamentale le fait que la science soit un service public d’intérêt sociétal.
- Que dirais-tu à un.e étudiant.e ingénieur.e pour le/la convaincre de s'orienter vers la recherche ?
La recherche offre des opportunités passionnantes et extrêmement stimulantes intellectuellement. L’idée d’être à la pointe de la technologie et l’avancement des connaissances peut être très gratifiant.
En tant qu'étudiant ingénieur, d’autant plus dans une école généraliste comme l’ECL, vous avez appris à apprendre et à appréhender de nouveaux problèmes. Vous avez donc toutes les compétences pour entamer une carrière dans la recherche. Les opportunités sont nombreuses et la recherche n’est pas l’apanage des organismes publiques. Les profils ayant un doctorat sont de plus en plus recherchés dans les entreprises et pas uniquement pour intégrer les départements de R&D. Les opportunités à l’international sont également nombreuses, et donc les possibilités de mobilité. Si vous êtes passionnés par l’exploration de nouvelles idées, la résolution de problème, la recherche offre un choix de carrière très enrichissant.
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