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26 février 2024

Pollution numérique : vers une sobriété plus dynamique et moins dramatique par Sylvain Baudoin (ECL 2000)

Le numérique représentait en 2020 2,5 % de l’empreinte carbone française et 11 % de la consommation d’électricité nationale, des chiffres voués à doubler d’ici à 2030. Si beaucoup y voient un mal nécessaire lié à la numérisation de notre société, il ne doit pas nous empêcher de réfléchir à des solutions concrètes afin de limiter le phénomène. Sylvain Baudoin (ECL2000), product owner en charge de la réduction de la pollution des services IT de la banque BNP Paribas, et shifter sur les sujets de déploiement de la sobriété numérique, dresse dans la seconde partie de l’entretien qu’il nous a accordé, un état des lieux de la situation actuelle et des solutions de sobriété existantes, ou à mettre en place, que l'on soit simple citoyen, grande ou petite entreprise.


Technica : On sait grâce aux nombreuses études déjà menées que l’impact du numérique sur l’environnement est réel. Pour autant, une réflexion sérieuse a-t-elle été engagée afin d'y remédier, ou à l'inverse, cette pollution est-elle admise comme un effet secondaire inexorable lié à l'avènement du numérique dans nos vies?

Nous ne pouvons ni devons parler de fatalité. La fatalité supposerait que l’on ne peut rien faire. Il est évident que l’omniprésence et la quasi omnipotence du numérique nous font croire que nous n’avons pas le choix dans sa mise en œuvre à tous les niveaux de la société et qu’il va falloir faire avec ses défauts. Cette réalité est d’autant plus présente qu’il existe un certain nombre d’injonctions pour tout numériser, avec la promesse que le numérique va nous sauver de la crise climatique. Si cela est potentiellement exact sur quelques cas d’usages précis, il n’existe à ce jour aucune démonstration univoque que la numérisation générale puisse être « bonne » pour le climat ou l’environnement.

 

Il faut commencer par prendre du recul pour comprendre le problème de manière générale et y situer le numérique. Il faut non seulement reconnaître que ce dernier a des impacts réels, mais aussi comprendre les mécanismes en œuvre qui font que les trajectoires de ces impacts suivent des exponentielles. Ces mécanismes sont de nature endogène, propres au numérique (sa capacité à tout optimiser en premier lieu), mais aussi exogène (en tant qu’utilisateur du numérique, on prescrit des usages et des besoins soutenus par ailleurs par les offres des industriels du secteur).

Il faut par ailleurs se resituer en tant qu’humanité dans un monde aux ressources finies. Sans cette compréhension profonde de ces limites et des conséquences qu’il y aurait à les atteindre, il est difficile de comprendre la teneur et les enjeux du problème. Ce travail d’analyse est le plus fondamental mais aussi le plus difficile, car le résultat peut aboutir à une remise en cause d’un certain nombre de nos croyances, habitudes, pratiques ou postures, voire même de nos valeurs individuelles et collectives. L’un des sujets qui peut faire débat c’est le modèle économique dominant qui pousse à la croissance à tout prix. En tant qu’ingénieur, on peut s’interroger sur notre rôle et le sens de notre formation dans les causes et les solutions du dérèglement climatique. Au passage, l’approche systémique est un outil précieux qui peut grandement aider dans cette tâche. Elle a aujourd'hui toute sa place dans l’enseignement des ingénieurs.

 

Une fois qu’on a fait ce travail, on s’aperçoit que rien n’est inexorable et qu’il est possible d’identifier des trajectoires capables de nous mener à une société bas carbone, que ce soit sur le plan général, mais aussi numérique, pour peu que l’on accepte de changer un certain nombre de choses. Les changements en question doivent se faire à toutes les échelles, à tous les niveaux et à des amplitudes différentes, mais globalement en profondeur : ma conviction est qu’il faut s’inscrire désormais dans une perspective de sobriété totale et durable (comprendre : inscrite pour la durée).

 

Sur le plan individuel, cette démarche aboutit à la nécessité de réduire ses usages du numérique, comme par exemple réduire son temps d’écran, baisser la résolution des vidéos, etc., ou à limiter son recours aux équipements numériques, les conserver le plus longtemps possible, quitte à les réparer ou les faire réparer. Ces règles sont valables pour les entreprises, y compris celles qui proposent des équipements et des services numériques, en permettant à leurs clients/consommateurs à s'inscrire dans cette démarche responsable. Cela peut signifier par exemple de faciliter les réparations, de pousser au maximum la modularisation, voire de reverser à la communauté Open Source tout ou partie du code source pour permettre de faire fonctionner les équipements plus longtemps.

 

De son côté, la puissance publique a un rôle important dans ce processus : en tant que fournisseur et consommateur de numérique bien sûr (par exemple, la loi REEN dont on parlera plus tard lui impose de privilégier le matériel de seconde main), mais aussi en tant que régulateur pour établir les nouvelles normes et préparer le terrain et les esprits aux changements qui nous attendent. Personnellement, je suis convaincu qu’un cadre fort voire contraignant doit être posé : même si l’une des meilleures manières pour que les changements soient acceptés est qu’ils viennent de chacun d’entre-nous, la bonne volonté a des limites, et surtout, le temps n’est plus de notre côté, il faut aller vite. S’il faut pénaliser, alors pénalisons, mais avec justice et sans perdre l’objectif de vue.

 

Et au risque de provoquer : à rebours du discours ambiant, une dénumérisation est peut-être nécessaire. Cela aurait l’avantage de replacer l’humain, la nature et le temps au cœur du débat. Accepter la sobriété numérique c’est aussi accepter les conséquences d’un ralentissement de la performance. Il devient nécessaire de reprendre le temps de faire les choses au rythme de la soutenabilité. Qu’on le veuille ou non, la dénumérisation sera sûrement un jour une nécessité : le jour où l’accès aux ressources ou à l’énergie sera tellement cher qu’on ne pourra plus se l’offrir. Donc autant s’y préparer dès maintenant, par exemple en commençant à réfléchir, collectivement, sur la meilleure manière d’utiliser le numérique qu’il nous restera.

Technica : Une feuille de route existe-t-elle pour lutter contre cette pollution numérique ?

Avant de parler de feuille de route, il faudrait au préalable savoir où on est et où on souhaite aller, l’idée étant de baliser le chemin à parcourir. En matière de pollution numérique, ces prérequis ne sont pas réunis.

 

Sans rentrer dans le détail des mécanismes d’effets d’offre et d’usage, il faut bien comprendre que ce sujet concerne tout le monde, pas uniquement le consommateur ou l’État : les entreprises ont aussi un rôle à jouer et portent une responsabilité,  chacun disposant de moyens et de leviers d’actions différents. Si le sujet mobilise depuis plusieurs années et si différentes initiatives sont lancées et existent un peu partout, dans différents cercles et à différents niveaux, il n’y a pour autant pas encore de cohérence d’ensemble, même si au final les différentes actions et les plans tendent à converger. Donc si feuille de route il y a, il ne peut pas en exister qu’une seule, il faut en établir une pour chaque domaine, pour chaque niveau.

 

A ce stade, il n’existe pas encore de feuille de route générale qui couvrirait toute la population ; on reste pour le moment sur des recommandations ou des messages comme ceux de la publicité de l’ADEME avec les dévendeurs. Au niveau individuel, on sait que c’est délicat quand il s’agit d’imposer des choses notamment par la loi. Donc on mise plutôt pour le moment sur le volontarisme et l’autorégulation à défaut de norme sociale qu’il faudra bien arriver à établir un jour, ainsi que sur des règles qu’on impose ou tente d’imposer aux entreprises.

 

Pour ces dernières, une feuille de route a par exemple été définie dans le cadre des travaux du HCNE que j’ai évoqués, mais celle-ci est non contraignante : c’est un ensemble de leviers ou d’actions que les industriels du numérique (constructeurs, opérateurs réseau, fournisseurs de services, etc.) ont construit et se sont engagés à appliquer volontairement. Toujours au niveau des entreprises, le Cigref, une association qui regroupe des grandes entreprises autour des sujets du numérique, dispose de plusieurs groupes de travail qui traitent de multiples aspects de la pollution numérique, mais rien de contraignant non plus (ndr. ce n’est pas le rôle de l'association).

 

L’État français a en revanche légiféré depuis quelques années sur la pollution numérique au travers principalement des lois dites AGEC (la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire) votée en 2020 et REEN (loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique) votée en fin 2021. Ces lois cadrent différents points comme l’information des consommateurs (le fameux indice de réparabilité, l’affichage des émissions de gaz à effet de serre liées à la consommation réseau mobile et Internet par ex.), l’obsolescence programmée, l’allongement de la durée de vie, la réparation (le bonus réparation vient de la loi AGEC), le réemploi et la réutilisation ou la collecte des équipements, mais aussi l’écoconception des services numériques ou la consommation énergétique des réseaux et des centres de données. Ces lois s’appliquent à tous mais aussi à l’État qui doit se montrer exemplaire en la matière, par exemple en achetant prioritairement des équipements issus du réemploi ou en demandant aux territoires de définir une stratégie numérique responsable. Ces lois étaient nécessaires, mais elles ne vont pas assez loin de mon point de vue, car elles n’incitent pas assez à la transparence des impacts et ne permettent pas de remettre en cause les modèles d’affaires que l’on sait pertinemment être délétères, ou poussant à la surconsommation (des données ou des matériels).

 

Au-delà de la France, des initiatives commencent à voir le jour au niveau de l’Europe, mais pas encore de quoi parler de feuille de route : le plan « fit for 55 » (« ajustement à l’objectif 55 ») définit des objectifs pour certains secteurs mais pas encore pour le numérique ; la directive EED (energy efficiency directive) va demander dès cette année un certain nombre d’indicateurs aux opérateurs de centres de données, des indicateurs qui pourraient parfaitement entrer dans un cadre de suivi d’une feuille de route, mais on n’en est pas encore là. Dans tous les cas, la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) qui fixe de nouvelles normes et obligations de reporting extra-financier à plus d’entreprises que la précédente NFRD (Non Financial Reporting Directive) jugée moins ambitieuse, devrait pousser les entreprises à la vertu (la comparaison devenant possible, être mieux que le concurrent sur le plan climatique devient un argument de vente), y compris en matière de numérique qui passe encore pour l’instant sous les radars. La CSRD ne pose pas de feuille de route mais l’exercice imposé de l’analyse de double matérialité permet de faire un état des lieux – la première étape nécessaire à l’établissement d’une feuille de route – et il faut espérer que le numérique en fasse partie.

 

Pour schématiser, toutes les entreprises dépendent plus ou moins du numérique, donc consomment du numérique, donc polluent (la matérialité d’impact), mais à l’inverse, leur dépendance vis-à-vis du numérique les exposent aux aléas environnementaux (la matérialité simple). Pour rendre ce dernier point concret, rappelons quelques faits : le numérique requiert de l’énergie et on sait depuis quelques temps que cette dernière à un coût ; le numérique requiert par ailleurs des matériaux dont beaucoup sont en tension (cf. les délais d’approvisionnement des semi-conducteurs à la sortie de la crise Covid) ; des centres de données en Angleterre ont subi des pannes généralisées de plusieurs heures à l’été 2022 à cause de la canicule, pénalisant les activités de plusieurs entreprises. Tous ces éléments devraient amener les entreprises à analyser les conséquences sur leur activité de divers problèmes qui pourraient toucher leur numérique dans un avenir plus ou moins proche. Au passage, gérer le risque du numérique en dupliquant tout serait contre-productif en termes de coût mais aussi en termes de résilience dans une perspective à long terme comme je l’ai déjà évoqué à propos de dénumérisation. L’analyse de double matérialité demandée dans le cadre de la CSRD doit donc être validée par un exercice de bouclage, pour s’assurer que les différentes mesures choisies ne se contredisent pas.

 

A défaut de feuille de route unique, les entreprises devraient donc être amenées à plus ou moins long terme à définir leur propre feuille de route vers une sobriété numérique, ou à défaut, vers un numérique maîtrisé et résilient, donc in fine à lutter en partie contre la pollution numérique.

Technica : Quelles sont concrètement les mesures que peut prendre aujourd’hui une entreprise pour limiter sa pollution numérique ?

Pour avoir participé à la rédaction d’un rapport sur le sujet, c’est très simple : allez lire le rapport d’octobre 2020 du Shift Project intitulé « Déployer la sobriété numérique » !! On a déjà donné quelques exemples précis mais ce rapport donne un cadre méthodologique plus large, abordant, on l’a espéré, l’ensemble des périmètres organisationnel et opérationnel des entreprises (on a parlé de vision holistique ; aujourd’hui on parle plus volontiers d’approche systémique). Nous avons utilisé une métaphore pour présenter la nécessaire remise en forme de l’IT, la sobriété, de manière plus dynamique, moins dramatique.

 

Pour résumer le rapport, le cadre que nous avons proposé repose sur 6 axes principaux :

  • La stratégie (d’entreprise) : l’intégration de la sobriété numérique dans la stratégie d’entreprise devient une nécessité. On propose d’aborder le sujet par les risques : quels sont les risques auxquels l’entreprise est exposée à ne pas traiter le sujet de la sobriété numérique ? On retrouve cette idée à travers l’exercice de double matérialité dans la CSRD. L’intérêt de l’intégration du sujet au plus haut niveau permet également de légitimer la démarche qui ne doit plus être portée par le seule DSI.

  • La construction du SI : un SI sobre se conçoit et se construit en prenant en compte de nouvelles contraintes. Nous proposons ici une démarche itérative pour appliquer progressivement ces contraintes. On retrouve ici les sujets portés par l’écoconception.

  • La culture de la sobriété numérique : il s’agit de faire en sorte que les compétences requises, la dynamique et les responsabilités que chacun porte dans de le sujet soient clairement identifiés et intégrés dans les activités courantes de l’entreprise. Il s’agit également de construire et entretenir une dynamique car le déploiement de la sobriété numérique est un sujet de longue allène.

  • La mesure : pour savoir d’où l’on vient, où l’on veut aller et comment on y va, la mesure est indispensable. Comme évoquer précédemment, il faut recourir ici à tous les outils et toutes les unités qui permettent d’opérationnaliser le sujet (autrement dit : ce n’est pas qu’une question de CO2).

  • Les relations avec les partenaires : cela va des fournisseurs aux clients. Il s’agit de faire en sorte que chacun comprenne les enjeux et apporte sa pierre à l’édifice. On attend par exemple des fournisseurs qu’ils répondent aux appels d’offres en intégrant de nouveaux critères de sobriété (allongement de la durée de vie par exemple) et contribuent à la mesure en fournissant les ACV de leurs produits.

  • La gouvernance : il s’agit de mettre en musique et de piloter tout ce qui précède. Il s’agit principalement de faire évoluer les outils et instances de gouvernance existants pour intégrer de nouvelles exigences : en ajouter serait selon nous contre-productif. Mais de nouveaux registres et outils seront peut-être nécessaires.

 

Chaque entreprise doit décliner ce framework selon son propre contexte. Mais notre conviction est qu’il faut aborder ces 6 axes pleinement et en même temps : ne pas en traiter un ne permettra pas d’atteindre la sobriété numérique réussie, à savoir une IT résiliente répondant aux enjeux de l’accord de Paris.

Technica : Pour conclure cet entretien, la notion de progrès dans le domaine de l’IT est synonyme de puissance, de rapidité de calcul, de qualité d’affichage etc. La sobriété numérique passe-t-elle obligatoirement par une redéfinition de ce qu’est le « progrès » ?

Cela me paraît en effet inévitable que de redéfinir ce qu’est le progrès. Cette notion recouvre de nombreux aspects – progrès social, progrès technique, progrès économique, etc. – mais la notion qui me semble prévaloir aujourd’hui est celle de progrès technique ou technologique : le progrès ne semble en effet plus se concevoir sans une avancée, une innovation ou une invention d’origine scientifique ou technologique, voire effectivement exclusivement numérique. Mais le numérique est tellement efficace qu’il apparaît comme la suite logique de tout : le progrès ne se conçoit plus sans lui, y compris les progrès non techniques comme les progrès sociaux – dernier exemple en date : le 5 décembre dernier, le Ministre de l’éducation de l’époque, Monsieur Attal, annonçait qu’une intelligence artificielle allait être déployée pour aider les élèves de seconde dans les apprentissages en français et en mathématiques.

 

Alors, qu’est-ce que le progrès ? Est-ce posséder une télévision de 1 m de diagonale ou développer une intelligence artificielle qui améliore significativement le dépistage du cancer du sein ? Déconstruire la notion de progrès me semble effectivement nécessaire pour remettre l’humain et la nature au centre du sujet. Cela permettra de ne plus considérer la sobriété numérique comme une régression mais peut-être au contraire comme le moteur d’un nouveau progrès plus juste et équitable : on doit de nouveau pouvoir envisager le progrès indépendamment des avancées techniques et donc du numérique qui ne doit plus être un prérequis.

 

Quant à savoir comment opérer ce switch, je ne suis pas le mieux placé pour répondre, mais j’imagine que construire le nouveau progrès passe par la sensibilisation et la formation de tous les citoyens aux enjeux climatiques et aux impacts du numérique, afin que chacun dispose des prérequis nécessaires à un débat collectif éclairé et apaisé. Je dis bien « tous les citoyens » car on parle potentiellement de construire une nouvelle société. Mais bien sûr tous n’ont pas besoin de recevoir la même formation. J’ai déjà évoqué la systémique comme devant désormais être un incontournable du cursus ingénieur, mais on peut aussi l’intégrer aux cursus des Ecoles de commerce, car ces dernières forment souvent aux métiers du marketing qu’on doit remobiliser pour que la sobriété numérique s'impose à tous les acteurs de notre société.

Auteur

Sylvain Baudoin est Product Owner chez BNP Paribas en charge de l'évaluation de l'empreinte carbone des services IT du groupe. Il est en parallèle contributeur auprès du Shift Project sur Les impacts environnementaux du Numérique. Voir l’autre publication de l’auteur(trice)

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