Décarbonation et sobriété numérique : les engagements de Sylvain Baudoin (ECL 2000) au sein de BNP Paribas et du Shift Project
Fin 2023, Sylvain Baudoin (ECL 2000) s’interrogeait sur LinkedIn sur la pertinence d’utiliser les émissions de CO2 comme seule mesure de l’empreinte environnementale du secteur numérique. Un sujet qu’il connaît bien puisqu’il consacre à la fois son activité professionnelle à la mesure des impacts environnementaux des services IT du groupe BNP Paribas, mais aussi une partie de son temps libre, à réfléchir en tant que shifter, au déploiement de la sobriété numérique dans notre société. Un vaste programme qui ne manque ni d’ambitions, ni d’obstacles comme il nous l’explique dans ce long entretien dont nous vous proposons aujourd’hui la première partie.
- Bonjour Sylvain. Pouvez-vous nous parler de votre poste actuel et des missions que vous menez chez BNP Paribas autour de l’empreinte environnementale des services IT ?
Bonjour à tous. Mon parcours est tout sauf financier ou bancaire : à Centrale, j’ai suivi l’option TIC (Technologies de l’information et de la communication) en 3A. J’ai ensuite toujours travaillé dans le domaine de l’IT (information technology) dans différentes structures (petits et grands cabinets de conseil, éditeur de logiciel) et à différents postes (chef de projet, architecte, manager). J’ai commencé à travailler pour BNP Paribas en 2010, d’abord en tant que prestataire (2 ans environ) puis en tant qu’interne. Au départ, le monde bancaire me paraissait être une sorte de Graal : on y trouve à peu près tout ce qui s’est fait et se fait en matière d’informatique. J’ai d’abord travaillé sur des sujets que je maîtrisais (le Java) avant de m’intéresser aux technologies dites Big Data, à l’opposé de ce que je fais aujourd’hui. Ce n’est que depuis juillet 2023 que je travaille sur un sujet qui m’est désormais cher : la lutte contre le changement climatique et la sobriété numérique. Au quotidien, je cherche à mesurer l’empreinte environnementale de l’IT du Groupe BNP Paribas. Cela suppose de bien connaître le sujet de la mesure d’impacts environnementaux. Mais comme je ne maîtrise pas la totalité de l’IT du Groupe, cela implique de travailler avec les différents responsables des périmètres que je souhaite mesurer afin d’obtenir l’information souhaitée.
- Comment définir et calculer selon vous la pollution numérique ? Vous expliquiez dans un post LinkedIn que les émissions de CO2 ne suffisaient pas à elles-seules à quantifier l’impact des services informatiques...
Le numérique n’a effectivement pas que des conséquences sur le changement climatique : il requiert d’énormes quantité de matières et d’eau, rejette beaucoup de polluant lors de sa fabrication, etc. L’ensemble du spectre environnemental est concerné. Il faudrait donc théoriquement prendre en compte tous les critères d’impacts environnementaux. Je n’ai pas toutes les clés de compréhension mais je dirais que si la lumière a surtout été mise sur les émissions de gaz à effet de serre c’est surtout grâce aux travaux du GIEC qui ont été très médiatisés et qui ont donc figurés dans les débats, notamment au niveau international. La crise de la biodiversité par exemple, même si celle-ci est connue et documentée également depuis très longtemps, est passée longtemps sous les radars médiatiques. On se retrouve donc dans un contexte où on a beaucoup entendu parlé en équivalent CO2. Le CO2 parle à peu près à tout le monde, ça se mesure « bien », c’est manipulable, d’autant plus qu’il existe de nombreux outils pour le faire (la comptabilité carbone est très développée). On ne peut pas en dire de même pour l’équivalent antimoine utilisé pour mesurer l’épuisement des ressources abiotiques ou la consommation d’énergie qui reste une notion assez difficile à appréhender. L’eau en revanche, notamment à cause du régime de sécheresses récurrentes dans lequel nous sommes entrés, commence à attirer l’attention.
Dans mon travail au quotidien, je compte donc surtout du CO2eq. car c’est ce qu’on me demande avant tout et ce qui aujourd’hui s’avère le plus facile à traiter. Mais les choses commencent à changer : on me demande de plus en plus souvent d’autres critères, notamment l’eau (c’est un vrai sujet pour le numérique et notamment les centres de données) et les ressources abiotiques. Il y a quelques années je pense que cela n’aurait pas été le cas. Mais je prends ça comme un signe positif qui témoigne d’une prise de conscience plus large, avec l’idée que la crise environnementale ne se limite pas qu’au seul dérèglement climatique.
Alors certes, d’un point de vue pratique, un indicateur libellé en CO2eq. n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus opérationnel. Dans ce post LinkedIn auquel vous faites référence, j’ai essayé d’expliquer qu’il fallait accepter de passer outre cette unité qui n’apporte pas forcément la compréhension de l’impact environnemental du numérique à son niveau. Par exemple, un développeur a peu d’intérêt à parler en équivalent CO2 pour évaluer les impacts de son code. L’un de ses objectifs devrait être de proposer le code le plus efficient possible, c’est à dire le plus léger et le moins énergivore possible. Il ira donc par exemple compter les lignes de code, mesurer l’empreinte mémoire et les temps de traitement à l’exécution. Nous sommes sur autre chose que du CO2eq. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, autant les gens sont prêts à mesurer une consommation d’eau, autant ils peuvent avoir du mal à sortir de ces grands indicateurs standards et pourtant si peu opérationnels. C’est ce que j’ai voulu expliquer dans ce post : pour rendre opérationnelle la lutte contre le dérèglement climatique, il faut choisir les bons outils.
- Vous êtes parallèlement ce que l’on appelle un « shifter » qui réfléchit aux problématiques de sobriété et de décarbonation du numérique. Pourquoi cet engagement et comment se matérialise-t-il ?
Ma compréhension des mécanismes et des enjeux du dérèglement climatique remonte au milieu des années 2000. Mais ce n’est que vers 2018 que j’ai réellement compris qu’on avait également un problème avec le numérique. Le fait de travailler sur des sujets Big Data très consommateurs en ressources informatiques a participé à cette prise de conscience. Pour faire fonctionner un cluster tel que ceux utilisés par BNP Paribas, ce sont des dizaines de très grosses machines qu’il faut mettre en œuvre. Technologiquement parlant, c’est très stimulant, notamment pour l’ingénieur que je suis, mais sur le plan environnemental et énergétique, c’est problématique : fabriquer et faire tourner ces machines nécessite beaucoup de ressources (matériaux, énergie, eau, etc.) qui ne sont pas disponibles à l’infini et qui ont un impact certain sur l’environnement (le climat, mais pas que comme je l’ai expliqué).
The Shift Project a aussi joué un rôle dans ma prise de conscience avec son premier rapport sur le sujet de la sobriété numérique paru en 2018, justement. Lorsqu’on comprend ce qui se passe, il n’y a pas beaucoup de choix pour sortir de l’éco-anxiété. Dans mon cas, ce fut de passer à l’action. Cette opportunité s’est présentée en 2019 avec la première rentrée Climat organisée à l’Ecole Centrale par Damien Ambroise (ECL2014). Il se trouve que pour la présentation de ce projet, Damien avait invité une personne du Shift Project. J’ai pu discuter avec elle et lui faire part de mon engagement sur le sujet. J’ai dans la foulée eu l’opportunité d’intégrer l’équipe en charge de travailler sur le second rapport du Shift intitulé : « Déployer la sobriété numérique ». Depuis, je fais partie de l’équipe d’experts du Shift sur le numérique. Nous travaillons à développer et déployer nos idées là où cela nous semble pertinent : dans des rapports, bien sûr, mais aussi lors de conférences, de tables rondes ou d’ateliers de travail. L’année dernière par exemple, nous avons participé aux ateliers de construction de la Feuille de route de décarbonation de la filière numérique publiée en juillet dernier et pilotée par le Haut comité au numérique écoresponsable (HCNE) co-présidé par le Ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des Territoires, la Ministre de la Transition énergétique et le Ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications. Plus récemment, nous avons participé à une consultation du Gouvernement sur la SNBC 3 (Stratégie nationale bas carbone) qui va intégrer un volet numérique. L’objectif de ces actions d’influence comme on les appelle est d’éclairer et de faire avancer le débat sur les impacts environnementaux du numérique à partir d’une base établie scientifiquement : faire en sorte que ces impacts soient connus et pris en compte à différents niveaux, dans différentes stratégies, etc. Cela prend du temps mais cela fonctionne.
Pour être précis et complet, il est important de préciser que les Shifters sont les membres d’une association à part du Shift Projet. Le Shift Project est une association d’entreprises : on ne peut pas y être membre à titre personnel. Les particuliers voulant aider le Shift sont invités à se rapprocher de l’association des Shifters qui apporte son soutien au Shift Project en apportant des moyens (connaissances mais pas que) supplémentaires venant de la société civile mais en portant également ses propres projets (rédaction de rapports ou d’ouvrages complémentaires voire même création et édition de jeux !). Je suis Shifter en plus d’avoir une relation directe auprès du Shift Project en tant que contributeur aux rapports et membre du groupe des experts du numérique.
- On comprend que les défis à relever pour aller vers la sobriété numérique sont nombreux. Quels objectifs peut-on raisonnablement se fixer à horizon 2030 ?
Au courant de l’année 2023, en travaillant dans le cadre du HCNE déjà évoqué, nous (The Shift Project) nous sommes aperçus qu’il n’existait pas de trajectoire chiffrée pour le numérique dans les plans du gouvernement. En revanche, des objectifs chiffrés ont été établis en 2020 par l’ITU (International Telecom Union) et d’autres acteurs du secteur dans le cadre de la SBTi (Science-based Target Initiative) : -45 % des émissions pour le secteur du numérique en 2030 par rapport à 2020. Nous avons alors établi un objectif à -30 % pour la France en 2030 par rapport à 2020 en reprenant ce chiffre et en l’adaptant au contexte français. Il faut admettre que cet objectif, tant au niveau de la France qu’au niveau mondial, est relativement ambitieux : les tendances du numérique continuent d’être à la hausse, alors qu’il faudrait baisser. Personnellement, je pense que cet objectif est nécessaire et donc raisonnable pour quiconque veut véritablement lutter contre le dérèglement climatique. De là à dire qu’il paraît raisonnable pour tout le monde, je ne suis pas sûr… Dans tous les cas, on espère que cette cible sera intégrée dans la SNBC 3 et, partant, que tout le monde agira pour l’atteindre.
Découvrez la suite de cet entretien qui présente concrètement les solutions envisagées pour limiter la pollution numérique notamment celle des entreprises, la feuille de route de leur mise en place, et une réflexion plus large sur la compatibilité d’une sobriété numérique avec la notion de progrès.
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