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08 janvier 2024

Marjolaine Chevet (ECL 2008) : Energy Community Liaison pour la Northwest Territories Association of Communities
« Savoir où l’on va, et accepter de changer de cap »

Nos premiers échanges remontent à il y a 3 ans. A l’époque, Marjolaine avait déjà troqué son habit d’ingénieure généraliste pour s’aventurer sur des chemins plus inattendus qui l’avaient menée à Abbis-Abeba, tumultueuse capitale de l’Éthiopie. Ingénieure patrimoine dans un lycée franco-éthiopien, son histoire déjà singulière méritait selon elle encore quelques années de maturation avant d’être partagée. Question de timing, de validation de choix de vie et de carrière. Décembre 2023, nous retentons notre chance. Notre mail parcourt de nouveau la planète, mais cette fois plus au nord, pour "atterrir" à 512 km au sud du cercle arctique. Marjolaine vit et travaille en effet depuis septembre 2022 à Yellowknife, capitale des Territoires du nord-Ouest, au Canada. Les hauts-plateaux de la vallée du Grand Rift ont cédé leur place aux rives du Grand lac des Esclaves, là où les aurores boréales viennent habiller les cieux et les imaginaires pendant les longs mois que dure l'hiver. Une nouvelle vie donc qui s'accompagne d'un travail au contact des communautés autochtones de la région, exposées souvent bien malgré elles, aux problématiques de transitions tant énergétiques, sociales que climatiques.  Rencontre avec une Centralienne engagée qui n'a pas perdu le nord.


Technica : Bonjour Marjolaine. Faut-il chercher un quelconque fil conducteur dans ton cheminement entre ton expérience en Éthiopie et aujourd’hui dans le nord canadien?

Bonjour Technica. ! Il existe bien un fil conducteur que je me raconte de deux façons différentes :

- Sur le plan introspectif, j’ai avant tout suivi mon conjoint en Ethiopie mais ça a été pour moi l'occasion de m'extraire de quelque chose. Il y avait dans mon parcours « sans accroc » de prépa/école d’ingé/CDI dans les grands groupes, quelque chose de trop linéaire, et dont je sentais que cela ne pourrait pas me nourrir sur le long terme. Dès Centrale d’ailleurs, je me suis retrouvée dans un univers mental et culturel quasi monochrome (un environnement majoritairement masculin et privilégié) . Sans doute que la diversité que je suis allée chercher à l'étranger, j’aurais pu la trouver au coin de la rue en France... mais on se fabrique les stratégies que l’on peut ! 

Ce désir d’aventure fut particulièrement bien servi car l’Éthiopie fut un choc sans cesse renouvelé – l’Éthiopie en soi, puis l’Éthiopie au temps du Covid, puis l’Éthiopie en guerre civile… c’était sans doute trop pour moi. Le grand Nord Canadien offre un juste milieu entre aventure et confort, un équilibre aussi entre nature et culture. Je vois également dans ce cheminement, la quête d’un équilibre entre "contribuer et ralentir". Contribuer à la marche du monde sans s'épuiser dans des vies au rythme infernal, et ralentir sans aller jusqu'à se mettre en retrait du monde et de ses enjeux. J’ai le sentiment que le nord permet ce compromis.

 

- Sur le plan interpersonnel, le schéma est plutôt celui d’une gradation : depuis la France, mon conjoint et moi avons beaucoup voyagé, mais le tourisme nous laissait un goût étrange de survoler les cultures que nous visitions. Nous avons tenté l’expatriation en Éthiopie, mais au bout de 5 ans, là aussi nous avons dû admettre que la greffe avec le pays ne prenait pas – pour tout un tas de raisons. A Yellowknife, nous sommes cette fois des immigrés et des résidents permanents. Nous aurons peut-être un jour la nationalité, et autre avantage : nous parlons les 2 langues officielles fédérales. C’est un niveau de profondeur supplémentaire qui nous convient mieux.

- Technica : Tu travailles depuis environ 1 an pour la NWT - Association of Communities comme « energy community liaison », sorte de « courroie de transmission entre les couches territoriales notamment administratives et les porteurs de projets des communautés autochtones sur des problématiques liées à l’énergie. Quels sont selon toi les plus grands défis que tu as à relever ?

Les défis de ce poste nouvellement créé sont en résonance avec mes défis personnels et aussi ceux de notre temps ! J'ai une formation initiale en ingénierie et une certification en gestion de projet (PMP), deux câblages mentaux qui – pour paraphraser Jean-Marc Jancovici, ingénieur Polytechnicien et expert du climat - manipulent des problématiques techniques, bien définies, souvent dans des systèmes fermés, et avec des horizons de temps connus. Dans mon cas, « soutenir les communautés isolées et autochtones dans leur transition énergétiques » n’est pas tant une problématique technique/technologique que sociale et politique (dans certaines zones, les revendications territoriales sont toujours en négociation avec la Couronne du Canada). Les systèmes énergétiques sont des systèmes ouverts, et l’échelle de temps – entre l’urgence à agir et l’inertie des investissement – parait irréconciliable.

Donc, pour survivre à tout ça et à certaines montées d’éco-anxiété, je me suis fixé des objectifs assez larges et qui intègrent une part de poésie (voilà qui plairait à Aurélien Barrau, l'astrophysicien et philosophe français !) :

  • stratégie roseau plutôt que chêne – rester flexible, à l’écoute de mes partenaires, chercher les chemins de moindre résistance,

  • stratégie tortue plutôt que lièvre – tenir dans la durée, construire des relations de confiance, investir dans le ‘knowledge management’,

  • stratégie cercle plutôt que triangle – investir dans le collectif et les interdépendances plutôt que dans les structures de pouvoir traditionnelles, souvent obsolètes ou inopérantes ici.

Agilité, continuité, et collectif : ma boussole est tout sauf technique et n’a pas de mesurables, c’est assez nouveau pour moi ! Je ne sais pas si ce triptyque est suffisant, mais je suis convaincue qu’il est nécessaire, alors je commence par-là, on verra où cela nous mène.

- Technica : Ton travail implique d’être à l’écoute des besoins des porteurs de projets issus des communautés autochtones qui n’ont pas forcément les mêmes codes et repères que ceux de la société canadienne. Comment t’adaptes-tu à ce contexte ?

L’Éthiopie m’avait déjà un peu appris à travailler dans un contexte multi-culturel, et je suis très heureuse de retrouver cette composante au nord du Canada. Pour moi ce n’est pas une difficulté à surmonter, c’est une richesse à utiliser ! Cela pousse à la réflexion, cela rend humble et cela nourrit en même temps : je comprends peu à peu que mon expertise réside dans mon écoute active et dans le fait de poser de meilleures questions.  In fine ce n’est pas nécessairement à moi de révolutionner les systèmes énergétiques des TNO (Territoires du Grand-Ouest) et de mener les projets, mais je peux (et dois) aider mes partenaires à se mettre en position de le faire pour eux-mêmes.

- Technica : Tu évolues sur un territoire qui voit cohabiter plusieurs nations (Premières Nations, Inuits et Métis) avec une autre nation (le Canada). Comment cette identité communautaire impacte-t-elle ton expérience sur place ? Tu dis d’ailleurs que « tous les jours tu as l’impression de te débarrasser de couches de certitudes, comme un pèlerin sur la route d’une quête spirituelle ».

A titre personnel, j’ai été très secouée par le travail réflexif engagé par le Canada au sujet de la colonisation et du génocide autochtone. Cela m’a aussi permis de reconnaître mes propres privilèges et plutôt que d’en avoir honte, cela me donne envie de les partager et les mettre au service d’une société plus juste.

Frame Lake

Frame Lake en décembre 2023

- Technica : Les Territoires du nord-ouest sont grands comme la France et l’Espagne réunis, avec seulement 40 000 habitants. Pour toi c’est une terre d’opportunités notamment pour les ingénieurs. Quels sont les pré-requis, et les bonnes raisons de venir travailler ici ?

Pour caricaturer, on dit souvent qu’il y a 3 sortes d’oiseaux migrateurs ici :

  • Les fonctionnaires, dont certains peuvent parfois venir travailler dans le nord pour booster leur carrière. Une partie repart vite et une partie "tombe en amour" pour le nord; 
  • Les mercenaires, qui au départ sont attiré.e.s par les salaires attractifs. Là aussi, une partie se prend d'affection pour ce territoire si spécial; 
  • Et enfin, les paumé.e.s ! les cabossés de la vie, les rêveuses, les doux-dingues… et aussi les idéalistes, qui voudraient faire la différence, ou tout du moins sentir leur impact sur le monde. Eh bien le nord est l’endroit tout désigné, car l’impact que l’on peut avoir ici est incomparablement plus important que dans des régions du monde plus peuplées, plus équipées, plus développées.

Comme le résume ma prof de perles autochtones : « every bead helps ». Car bien sûr, avant ces « oiseaux migrateurs » qui peuvent s’établir plus ou moins longtemps dans le Nord, il y a les peuples autochtones qui nous accueillent.

 

Pour compléter le tableau par une autre image, pour les ingénieur.e.s qui s’interrogeraient sur leur compatibilité avec le nord, je dirais qu’il faut être à l’aise avec l’équilibre entre les extrêmes :

  • l’hiver est long et rigoureux, mais on est récompensé.e par les aurores boréales et toutes les activités sur les lacs gelés, la neige, etc.
  • l’été est chargé en moustiques (ou en fumées d’incendies), mais on est récompensé.e par le soleil de minuit, le camping sauvage, etc.
  • enfin, on est très isolé.e.s et parfois coupé.e.s de la (sur)abondance des biens de consommation, mais la communauté est tellement accueillante et chaleureuse… et c’est pourtant une immigrée qui parle !

- Technica : A ton arrivée dans les territoires du nord ouest du Canada, tu as été surprise par l’inadaptation des constructions aux conditions climatiques, ainsi que par le manque de moyens alloués pour y remédier. Comment a réagi la passionnée de construction et de patrimoine ?

Ce fut un choc que j’ai surmonté en composant mon propre « shift » narratif :

Sur le plan professionnel, j’ai pris le problème par l’amont. Plutôt que de me désespérer sur les méthodes constructives, j’essaie de contribuer à la transition des systèmes énergétiques. Vu les distances à couvrir en transport, et les températures à affronter en chauffage, mon temps professionnel me parait mieux investi dans l’énergie.

 

Sur le plan personnel, j’avais l’habitude de m’engager bénévolement à la sauvegarde du patrimoine bâti, mais le territoire qui m’accueille a une tradition nomade ! Principe de réalité oblige, mes centres d’intérêts se déplacent vers le patrimoine immatériel, et je m’essaie aux techniques autochtones de couture de fourrures, de transmission par la tradition orale, etc.

- Technica : Comment ta petite histoire peut-elle s'inscrire selon toi dans la grande histoire des ingénieures et ingénieurs de Centrale? Qu'est ce que ton parcours individuel peut avoir de systémique ?

C'est une belle chose que l'ACL mette en perspective cette diversité de parcours. C'est d'autant plus notable que cette ouverture à la diversité n'était pas intentionnelle de la part de l'École par le passé (ingénieur généraliste, certes, mais à carrière majoritairement dans le salariat et dans l'industrie). Probablement que l’Ecole est en train d’opérer cette transition. En assurant une diversité des enseignements, des partenaires sur le campus, et des formats de recrutement des élèves, il ne pourra qu'y avoir un foisonnement accru des parcours d'ingénieur.e.s. 

 

La diversité des recrutements des étudiants doit également passer par la parité H/F avec des efforts concrets pour recruter activement et intentionnellement plus de femmes. En l'état, l'argent public investi dans nos grandes écoles d'ingénierie sert de facto un déséquilibre et le status quo. Peut-être que comme pour les crédits carbone, il faudra un coup de pouce du législateur pour soutenir  progressivement cette autre transition.

- Technica : Pour conclure cet entretien, si on devait se reparler dans 3 ans, qu’aimerais-tu pouvoir me raconter ?

Dans 3 ans j’espère être dans une phase de consolidation : une petite maison à Yellowknife (pas trop chère à chauffer hein !!), le passeport canadien en poche, et mon poste :

  • renouvelé parce qu’il aura démontré son utilité (il a été créé pour 3 ans comme pilote)

  • ou bien réorienté sur une partie des priorités énergétiques seulement, comme l’efficacité énergétiques des logements par exemple,

  • et occupé soit par moi soit par un.e plus jeune que j’aurai recruté.e,  tandis que je rejoindrai le bailleur social du territoire, ou que je rejoindrai le gouvernement pour la coordination des aides d’urgences. Les impacts du changement climatique s’intensifient par ici, et si l'évacuation massive que nous avons connue à cause des incendies l'été dernier m'a fortement marquée, elle m'a aussi montré une voie professionnelle où je pourrais contribuer à l'avenir : la gestion de crise.  

Je réalise que tout cela ne sonne finalement pas très « phase de consolidation »! Mais j’aime garder l’esprit ouvert sur plusieurs scenarios possibles, c’est pour moi un signe de vitalité. Maryvonne Lorenzen, une des coaches – conseillée par l’ACL d’ailleurs ! – qui m’a accompagnée pendant mon chapitre éthiopien, avait cette jolie phrase : « Savoir où l’on va, et accepter de changer de cap ».

 

Enfin, petite cerise sur le gâteau, j’ai démarré en 2023 un duo de conteuses avec une compatriote française et yellowknifeuse d’adoption comme moi. Nous réinvestissons la tradition orale et faisons circuler les contes et légendes du monde entier et des pays qui nous ont marquées et inspirées. Dans 3 ans j’espère pouvoir te raconter que Shéhérazade  & Joséphine comptent parmi les « figures » de Yellowknife et que les petits et grands viennent souvent participer à nos veillées de contes bilingues et universels !

Auteur

Après 9 années passées en France comme ingénieure dans le BTP et l'immobilier, Marjolaine passe 4 années en Ethiopie comme ingénieure patrimoine avant de changer à nouveau de continent et de s'installer à Yellowknife, Capitale des Territoires du nord du Canada. Elle intervient pour l'Association des communautés des TNO (Territoires du Nord-Ouest) comme agent de liaison avec les communautés autochtones porteuses de projets liés à l'énergie.

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