Rencontre avec Julien Leray (ECL 2010) - cofondateur de l’écovillage Demain en main à Keruzerh
Grande démission, « conscious quitting », les étiquettes ne manquent pas pour qualifier les cadres qui décident de renoncer aux promesses de carrières prometteuses pour redonner du sens à leur travail. En 2016, Julien Leray est Responsable Recherche & Innovation chez GTM BATIMENT, lorsqu'il décide de rejoindre sa Bretagne natale et de lancer le projet Demain en main. L'idée ? Créer un écosystème complet de village rural intégrant habitat et activités économiques de production d’énergie, de production agricole, de transmission de savoirs, de recherche et d’innovation, tout en y associant des actions d’animation du territoire. 7 ans ont passé. Si de nombreuses étapes ont été franchies, les ambitions et projets ne manquent pas pour prolonger cette entreprise humaine riche de sens, avec, pourquoi pas, l’énergie d’investisseurs solidaires.
Bonjour Julien. Peux-tu nous décrire en quelques mots la démarche qui anime ton projet Demain en main ?
En 1995, Anne-Marie achète à une ancienne agricultrice à la retraite une parcelle d’un seul tenant de 20 hectares à Keruzerh - Locoal-Mendon (Morbihan) en lui promettant de ne jamais séparer les terres des bâtiments. Après d’importantes rénovations qui ont duré 20 ans, Anne-Marie cède à son tour en 2019 ce lieu magique au collectif Demain en main qui lui fait la même promesse de conserver l’unité du lieu et de lui redonner sa vie de village d’antan !
Pour y parvenir, la SCIC Ecovillage de Keruzerh a été créée avec pour objet la réalisation d’un écosystème complet de village rural intégrant habitat et activités économiques de production d’énergie, de production agricoles, de transmission de savoirs, de recherche et d’innovation, tout en y adjoignant des actions d’animation du territoire. A cette fin, la SCIC Keruzerh a acheté l’ensemble du lieu dit Keruzerh pour mettre en œuvre :
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Une ferme biologique diversifiée (légumes, fruits, fromage et pain) accompagnée d’un accueil pédagogique de gites écologiques
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Une activité de partage des savoirs en lien avec les transitions écologiques et sociales
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7 habitats participatifs à haute performance énergétique
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Un écosystème global autonome en eau et en énergie
Quel a été ton parcours professionnel avant de te consacrer à ce projet et pourquoi ce changement de cap ?
Je suis né à Auray (Morbihan) en 1986. J’ai suivi des études scientifiques conclues par l’obtention en 2010 du diplôme de Centrale de Lyon, avec une spécialisation dans l’environnement et la construction écologique.
Ma carrière professionnelle débute en tant que conducteur de travaux – référent environnement – sur un grand chantier parisien. Ce chantier valide chez moi l’idée qu’il est possible d’agir pour réduire les impacts du secteur de la construction (déchets, eau, énergie, carbone…). Je participe ainsi à la création en 2012 d’un service dédié à la Recherche et l’Innovation et mène des programmes comme REVALO portant sur le développement de l’économie circulaire. Les distinctions au Prix de l’innovation, puis au Prix Entreprise & Environnement du Ministère de l’Environnement ont permis de développer d’autres projets notamment sur le numérique dans la construction pour réduire les gaspillages de matière et d’énergie.
En 2016, je quitte cette entreprise dont les actions internationales ne me correspondent pas (bien que les projets dont j’ai la charge soient passionnants). Je souhaite par ailleurs retrouver la Bretagne et un cadre de vie meilleur pour ma femme et mes 2 enfants. Nous rêvons de créer un hameau englobant une production de nourriture durable, des habitats partagés et des activités artistiques et culturelles.
Durant mes années en Île de France, j’ai progressivement pris conscience de l’urgence climatique à travers mon métier mais aussi avec la naissance de mon premier enfant que j’ai vu affecté régulièrement lors des pics de pollutions ! Des découvertes personnelles comme Bill Mollison, Perrine et Charles Hervé-Gruyer, le film Demain et En Quête de Sens m’ont convaincu d’agir à mon niveau.
Raconte-nous la naissance du projet ?
En quittant GTM Bâtiment et l’île de France je pars sur la recherche de mon nouvel emploi plutôt dans la R&D en lien avec le milieu du bâtiment. Mais il s’avère qu’en Bretagne il y a peu de grandes entreprises dans ce secteur. C’est l’agroalimentaire qui prévaut avec beaucoup d’offres d’emplois d’ingénieur pour les usines de transformation. Je n’avais aucun intérêt pour ce domaine, pilier de la malbouffe et des produits sur-transformés.
C’est au courant de l’été 2016 qu’a germé l’idée de travailler dans le domaine agricole, notamment le maraîchage. Nous réfléchissons alors avec ma femme Hélène à l’achat de terres agricoles avec la possibilité d’y habiter. Mais dans notre localité, entre Auray, Quiberon et Carnac c’est mission impossible ! Le prix de l’immobilier est si élevé qu’il est de plus en plus réservé aux résidences secondaires.
Au hasard de notre veille, nous découvrons les concepts des projets collectifs, des Oasis, le réseau Colibris, les habitats partagés, …Fin 2016 nous co-rédigeons une plaquette destinée à présenter notre projet et convaincre des personnes de se lancer à nos côtés.
Le 8 janvier 2017, nous nous retrouvons ainsi avec une bonne vingtaine de particuliers à la maison ! L’aventure du projet Demain en main pouvait débuter avec de nombreuses étapes validées depuis :
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2017 formation du collectif / rédaction du programme
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2018 identification du foncier / étude de faisabilité
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2019 permis de construire
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2020 levée de fonds
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2021 achat et début des travaux
A quoi ressemble l'écovillage aujourd'hui ? Quelles sont ses principales réalisations et les projets à mener ?
Entre 2021 et juillet 2023, grâce à l’engagement de nos sociétaires, notre équipe et nos
partenaires, la SCIC a réalisé les aménagements suivants :
• Aménagement des aires de stationnement, voirie agricole et creusement des mares
• Rénovation du logement de Anne-Marie l’ancienne propriétaire du lieu qui prend sa retraite au village
• Rénovation des 2 salles de formations
• Construction du hangar élevage / transformation fromages et légumes
• Construction des réseaux enterrés (triphasé, eau) pour la ferme
• Démarrage des travaux de 3 maisons (déconstruction, curages, gros œuvre et charpente )
• Plantation de 500 m de haies bocagères et 300 arbres fruitiers
Les objectifs et ambitions de départ ont-ils évolué au fil des années ?
Le projet Demain en main, c’est une incroyable aventure humaine faite de moments de joies et d’autres, plus difficiles. Nous travaillons à plusieurs sur une gouvernance horizontale. Ce mode de fonctionnement n’est pas très naturel et nous nous formons pour être à même d’avancer au quotidien.
En relisant notre raison d’être et nos objectifs, ils sont encore pour une bonne partie réalisés ou en cours de réalisation. Nous avons mis de côté le projet d’auberge populaire car trop coûteux pour privilégier le développement d’événements festifs. L’idée de bureau / co-working a été remplacé par la location d’espaces comme la salle de formation, un espace événements…
Le projet agricole quant à lui est en place et fonctionne de mieux en mieux. Et 3 familles habitent au village. 3 autres pourront rejoindre le site en 2024.
Quels ont été les principaux défis rencontrés tout au long du projet ?
Le premier défi à mon sens reste celui d’être à contre-courant de la mouvance générale dans notre pays. Tout d’abord sur la dimension humaine. Habitués à travailler dans des organisations plutôt pyramidales (entreprises ou associations), nous avons basculé dans une société à gouvernance collective. Les prises de décisions sont plus longues et impliquent un processus qui permet de donner la parole à chacun. Bien sûr il y a des commissions plus petites qui travaillent indépendamment pour prémâcher les sujets à aborder en conseil d’administration.
Ce cadre plus souple peut amener des tensions dans le collectif que nous régulons par un accompagnement extérieur. Le rôle de notre médiatrice est de nous aider à exprimer ce qui ne va pas et à mettre en œuvre des solutions.
Le 2ème défi est de vouloir sortir du cercle vicieux de la propriété et de la spéculation immobilière très présente dans notre territoire. Ainsi nous avons créé une coopérative qui a acheté le foncier pour le louer ensuite à la ferme, aux habitants et autres porteurs de projets qui sollicitent les espaces. Cette structure coopérative ne peut pas verser de dividendes, les parts sociales restent sur la même valeur. Et en cas de revente du patrimoine, toutes les plus-values immobilières sont saisies et réinjectées dans le réseau des associations de l’économie sociale et solidaire ! Ces choix impliquent une grande pédagogie auprès des banques notamment, qui ne comprennent pas trop ce montage juridique.
Le 3ème défi est plutôt d’ordre économique / administratif. Notre démarche est de créer de l’emploi local durable. Mais nous nous confrontons aux charges importantes sur les salariés, les comptables et tous les autres frais classiques des entreprises (notre SCIC est de forme juridique Société Anonyme). Proposer des loyers accessibles aux familles, à la ferme et aux intervenants animant des formations ou des événements s’avère complexe car le coût du patrimoine et des travaux est important.
On dit souvent que l'on apprend plus de ses échecs que de ses réussites. Peux-tu nous raconter l'un d'eux et ce que tu as appris ?
Je verrais plutôt ces 7 années comme une succession d’aventures. Sans vraisemblablement d’échecs mais plutôt des adaptations à un contexte qui peut être imprévisible. En 2019 nous avons eu le passage COVID en même temps que notre levée de fonds. Notre permis de construire a été refusé une première fois en 2020. Nous faisons face à une explosion des coûts des travaux depuis 2021… Bref à chaque fois, notre équipe s’adapte tout en restant attentive au projet initial. Je retiens surtout que la ténacité et l’enthousiasme finissent toujours par payer !
Comment ta formation d'ingénieur te sert-elle concrètement?
Sans mes compétences et expériences passées il aurait été difficile d’aboutir à un tel projet. Après 7 années à travailler dans le bâtiment et la gestion de projets collaboratifs transverses à plusieurs entreprises, je me suis toujours senti à ma place et capable de contribuer au développement du projet Demain en main, en particulier lors de l’étude de faisabilité, l’obtention du permis de construire et aujourd’hui encore sur le suivi des travaux.
Il y a aussi les aspects stratégiques : prévisionnel, recherche de financements, phasage des principaux travaux. Savoir travailler avec de multiples partenaires (architectes, juristes, fiscalistes, consultants techniques et bien d’autres…).
Crédit photo Veronica Castiglioni
Un projet d'écovillage comme le tien est-il une entreprise comme une autre ?
Effectivement, l’éco-village fonctionne comme une entreprise avec 4 collectifs qui coopèrent sur un même lieu :
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La Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) écovillage de Keruzerh : qui a acheté le terrain, gère les travaux des habitations et une partie de ceux de la ferme et développe l’activité commerciale de formation
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L’EARL Ferme de Keruzerh qui loue les terres et produit des légumes, fruits, fromages et yaourts
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L’association Demain en main qui anime des événements festifs et autres activités associatives
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Les habitants (sans structure juridique spécifique excepté un règlement intérieur)
Quel est le modèle économique de l'écovillage?
Chaque structure est autonome dans son modèle économique. La SCIC amortit ses investissements en louant à la ferme, à des formateurs et aux habitants.
La ferme vend ses produits pour payer les loyers, les charges opérationnelles et les revenus des agriculteurs.
L’association mène des événements autonomes. Elle a aussi certaines subventions pour acheter du matériel pour leur potager partagé par exemple.
Parlons de gouvernance. Comment se prennent les décisions au sein de l'écovillage ?
Vaste question ! Pour résumer nous fonctionnons selon le processus de « gestion par consentement », qui est en réalité assez classique pour des organisations qui souhaitent s’affranchir des hiérarchies habituelles.
Le consentement implique qu’une décision ne peut être prise que lorsqu’il n’y a plus d’objection raisonnable à celle-ci. Tant qu’il y a des objections, l’ensemble du groupe est mobilisé pour bonifier la proposition. Ainsi, les objections permettent de révéler les limites avec lesquelles le groupe devra composer et indiquent donc l’espace de liberté dont le cercle dispose.
Pour ne pas être bloqué, la personne émettant une objection monte un groupe de travail avec une personne favorable à la proposition. Ils disposent d’un délai précis pour revenir avec une nouvelle proposition. Si malgré ce temps de concertation complémentaire les objections persistent, alors nous votons à la majorité de 66%.
Peux-tu nous expliquer le rôle des "investisseurs solidaires"? Comment les convaincre de rejoindre l'aventure ?
En cette fin d’année, nous avons 70 associés dans la SCIC Ecovillage de Keruzerh, avec des contributions très diverses allant de 100€ à plus de 100 000€. Leur rôle est de renforcer la SCIC par des apports de capitaux qui permettent de réduire sa dépendance aux prêts bancaires.
Fidèles à notre démarche de partage et d’intérêts mutuels, nous avons obtenu l’agrément ESUS (entreprise Solidaire d’Utilité Sociale). Cela permet à nos investisseurs d’obtenir une réduction d’impôt de 25% sur les sommes investies ! Pour bénéficier de ce dispositif, l’investisseur s’engage à ne récupérer son épargne qu’au bout de 7 années. Les investisseurs bénéficient également d’une réduction de 10% sur toutes nos formations.
Au-delà de l’engagement financier, nous avons des échanges réguliers à distance ou au village. Nous avons des sociétaires très aidants que ce soit pour réfléchir à nos stratégies, l’animation de réunions ou plus simplement, pour nous donner des coups de main sur diverses bricoles. Nous recherchons activement des personnes souhaitant placer leur épargne dans notre projet.
Demain en main joue également un rôle de transmission de savoirs-faire et d'expériences. Quelles sont les grandes questions que se posent les personnes qui viennent se former et s'informer auprès de vous ?
Les domaines sont très diverses. A ce jour nous proposons des formations sur les thèmes du potager, de la permaculture, de l’herboristerie, du travail manuel du bois, de la sensibilisation au changement climatique, …
Nous proposons aussi aux entreprises de faire des séminaires ou des journées de travail en équipe. C’est l’occasion de faire des choses moins mentales et plus dans l’action physique.
Comment vois-tu grandir un projet comme Demain de main ? A quel moment pourras-tu te dire que "ça y est, le projet est une réussite" ?
Pour moi, Demain en main est une réussite depuis ses débuts. Rien que le fait que l’association parvienne à organiser son premier concert alors que 6 moins plus tôt, personne ne se connaissait, fut une première victoire. Chaque année, le projet grandit, à son rythme, mobilisant de plus en plus de monde. En 2022, ce sont pas loin de 1000 personnes qui sont venues sur place. La ferme nourrit au quotidien plus d’une centaine de familles. Les retours de nos clients et apprentis sont si riches qu’ils nous motivent encore plus à poursuivre l’aventure. Malgré toutes nos difficultés du quotidien, je me sens à ma place et je ne regrette rien. Mon métier de maraîcher est exigeant car très en lien avec la Nature. Certes je suis infiniment moins payé que quand j’étais ingénieur, mais j’ai la chance de voir mes enfants grandir dans un jardin de 20 hectares en bord de mer. Je pense que nous ne sommes pas trop mal !
Envie d'en savoir plus sur la campagne de financement de Demain en main ? Retrouvez toutes les infos sur ce lien.
Le site du projet Demain en main : www.demainenmain.fr
Le site de la ferme : www.fermedekeruzerh.com
Le site de conseil / formation de Julien : www.permaculturepourtous.com
Comment investir : https://demainenmain.fr/nous-rejoindre/campagne-de-financement/
Email de Julien : scic@demainenmain.fr
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